Les entretiens de Hocine Aït Ahmed à la BDIC

Les entretiens de Hocine Aït Ahmed à la BDIC

Une expérience au service de l’histoire

El Watan, 7 janvier 2016

Grâce au concours de l’association Citoyens, responsables, autonomes, critiques et solidaires (CRACS) et de la Bibliothèque internationale de documentation contemporaine (BDIC)(1), j’ai participé avec trois autres historiens — Gilles Manceron, Amar Mohand Amer et Ali Guenoun — à l’enregistrement de 26 heures d’entretiens avec Hocine Aït Ahmed. Rosa Olmos, responsable du service audiovisuel de la BDIC a manié la caméra et a enregistré tous les entretiens.

L’initiative revient à Rachi Hammoudi de l’association CRACS qui nous sollicita d’abord pour une journée d’étude relative au détournement de l’avion qui transportait les chefs du FLN, le 22 octobre 1956, à la veille de la tenue de la Conférence maghrébine à Tunis. Dans une émission de la télévision El Jazeera, Hassenein Heykal, ancien directeur du journal cairote El Ahram, avait émis des soupçons sur l’implication du prince Moulay Hassan (futur roi Hassan II) dans le détournement de l’avion des chefs du FLN. Pour Heykal, le prince Moulay Hassan était en bonne intelligence avec le SDECE.

Aït Ahmed avait opposé un démenti aux allégations de Heykal dans un entretien à la chaîne de télévision Medi1-Sat, le 26 mai 2008. Notre accord obtenu, il fut convenu d’une rencontre préliminaire avec Hocine Aït Ahmed. Au cours d’un déjeuner, nous avons échangé nos points de vue. Rapidement, la discussion a débordé le sujet initial et a glissé sur de plusieurs questions relatives au long parcours de Hocine Aït Ahmed.

Historiens, notre conviction profonde était que nous avions affaire à un acteur et un témoin de la plus haute importance. Dans Mémoires d’un combattant, 1942-1952(2), il avait déjà livré une partie de son expérience, non sans insister sur le rôle des militants ordinaires qui ont constitué le fer de lance de la résistance. Nous voulions en savoir plus et aller au-delà de la date de 1952.

En effet, recherché par la police française depuis la découverte de l’Organisation Spéciale (OS) au printemps 1950, Aït Ahmed vécut clandestinement chez la famille Touddert, à Alger. Il quitta Alger, grâce à de nombreuses complicités, pour la France avant de pouvoir regagner le Caire, à la fin du mois d’avril 1952. Du séjour en Egypte, les rapports qu’il eut avec Mohamed Khider et Ahmed Ben Bella sont encore largement méconnus. Il en est de même des contacts avec la direction du parti à Alger et Messali assigné à Chantilly.

Quid de la préparation du 1er Novembre 1954 ? A compter de cette date jusqu’à son arrestation, Aït Ahmed a consacré la plus grande partie de son temps à faire connaître la question algérienne, notamment à Bandung au mois d’avril 1955. Ses activités sont interrompues avec l’arraisonnement de l’avion qu’il avait pris avec Mohamed Boudiaf, Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf, pour se rendre à Tunis et participer à la conférence maghrébine.Emprisonné en France avec ses compagnons, il n’est libéré qu’au lendemain de la signature des Accords d’Evian, conclusle 18 mars 1962.

L’option des entretiens sur la période 1945-1962 ayant été retenue, nous avons tenuplusieurs rencontresà compter de la mi-octobre de l’année 2008. Compte tenu de sa santé et pour gagner du temps, les questions lui étaient soumises à titre indicatif, à l’avance, mais cela ne nous a jamais empêchés d’aborder celles qui surgissaient au gré des réponses. Au final, nous avons réussi à enregistrer quelque 26 heures de témoignages portant aussi bien sur le vécu en situation coloniale que sur son adhésion au parti le plus radical qui revendiquait l’indépendance de l’Algérie, à savoir le PPA-MTLD et enfin sur la période propre à la Guerre de Libération nationale. La première série d’entretiens a concerné la période de 1945 à 1954.

Les questions ont porté aussi bien sur sa famille, son enfance, la fréquentation de l’école, le passage au lycée, la découverte d’Alger et de la mer, les lectures, les fréquentations, l’éveil à la question nationale et l’adhésion au PPA clandestin. Toutes ces étapes ont été passées en revue et Hocine Aït Ahmed a évoqué non sans émotion les siens, ses parents, la perte de son jeune frère mais aussi les rencontres inoubliables avec des gens ordinaires et populaires qui ont su transmettre «l’esprit d’indépendance» à la jeunesse des années 1940. Hocine Aït Ahmed n’a cessé de rappeler ceux qui lui ont inculqué les premiers enseignements de patriotisme.

Certains acteurs ont mis effectivement toute leur énergie au service de la cause nationale. De mémoire, il cite l’influence de son oncle Ouzzine qui lui a appris l’existence du PPA avec à sa tête Messali Hadj, tout ce qu’il doit à Amar Aït Hamou, instituteur, à Ouali Benaï, à Sid Ali Halit, à Ahmed Ouaguenoun, tous nationalistes de la première heure… Grâce à Ouali Benaï, Hocine Aït Ahmed a pu assister avec d’autres camarades du lycée de Ben Aknoun, aux travaux du congrès des Amis du Manifeste et de la liberté (AML), tenu début mars 1945, à Alger.

Bien évidemment, les facteurs extérieurs tels le débarquement des forces anglo-saxonnes le 8 novembre 1942 ont donné un coup d’accélérateur au Mouvement national. L’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes faisait son chemin et entretenait les espoirs de la cellule estudiantine à laquelle Hocine Aït Ahmed adhéra dans le courant de l’année 1943. Les manifestations de mai 1945 ont joué un rôle décisif dans son itinéraire. A l’instar de beaucoup de jeunes gens de sa génération, sa vie bascule dans l’action militante. Il quitte le lycée de Ben Aknoun alors qu’il était en classe de première, pour répondre à l’appel à l’insurrection que la direction du PPA a décidé de lancer pour le 23 mai 1945.

Hocine Aït Ahmed a vécu avec intensité cette préparation au soulèvement. Il est intarissable sur ce bouillonnement qui s’est emparé des masses rurales et de leur disponibilité.En 2008, son appréciation des faits est plus distanciée, mais elle n’est pas polémique. Au contraire, elle ne manque pas de lucidité ni d’objectivité sur l’échec d’une insurrection générale contre le colonialisme français.

Ceci étant, Hocine Aït Ahmed réussira à décrocher la première partie du baccalauréat mais ne retournera pas, à la rentrée scolaire d’octobre 1945, au lycée. A compter de cette date, il consacre tout son temps à la réorganisation du PPA en Kabylie. Ses efforts joints à ceux de ses nombreux compagnons dont Omar Oussedik, Ouali Benaï, Ali Laïmeche, Amar Ould Hamouda, permettent de réaliser un énorme de travail de structuration auprès des villageois.

L’implantation du parti est un véritable succès. La Kabylie devient l’un des plus importants bastions du PPA. En tant qu’agent de liaison, Hocine Aït Ahmed se déplaçait à l’intérieur de la Kabylie et devait se rendre fréquemment à Alger pour remettre les rapports à la direction. Il est revenu, à notre demande, sur le maillage réussi par le PPA à l’échelle de la Kabylie, sur le contenu des rapports qu’il rédigeait, sur les conditions du travail politique qu’il menait, des discussions qu’il avait, des difficultés de ses déplacements, des divers désaccords avec la direction.

Bien entendu, les principales rencontres avec la direction et Messali Hadj (conférence des cadres à Bouzaréah, à Alger, à la fin du mois de décembre 1946 ; convocation du congrès national le 15 février 1947 et création de l’OS ; réunion du comité central tenue à Zeddine en décembre 1948 ; crise dite «berbériste» de 1949 qui a entraîné son éviction de la direction de l’OS… ont donné lieu à des explications de la part de Hocine Aït Ahmed qui permettent de mieux apprécier les luttes au sommet du PPA-MTLD et les aspirations de la base.
A la suite de la découverte de l’OS en mars 1950, Hocine Aït Ahmed vit clandestinement à Alger jusqu’à son acheminement vers Marseille, à la fin de l’année 1951. Il eut l’occasion de s’entretenir dans le plus grand secret avec Messali Hadj à Chantilly.

Celui-ci lui demanda d’élaborer un plan de reconstitution de l’OS. Nous lui avons demandé de nous préciser au moins les grandes lignes de ce rapport, qui fut remis à Messali par l’intermédiaire du militant Zine El Abidine Moudji. Après ce bref séjour forcé en France(4), Hocine Aït Ahmed arrive au Caire en mai 1952. Il renoue avec Mohamed Khider, Chadly Mekki, Kacem Zeddour, un étudiant et militant du PPA-MTLD, fort actif au sein du Bureau du Maghreb.Auprès de Zeddour, Hocine Aït Ahmeda profite de sa connaissance des milieux politiques égyptiens.

Nous avons interrogé Hocine Aït Ahmed sur ses nouvelles activités, sur ses rencontres, sur la dégradation de la situation intérieure du parti au point d’aboutir à la scission entre messalistes et centralistes. L’intransigeance des uns et des autres est connue, mais elle n’a pas empêché les relations avec les messalistes Ahmed Mezerna et Abdallah Filali qui se trouvaient alors au Caire, à la veille du 1er Novembre 1954, de même que les centralistes M’hamed Yazid et Hocine Lahouel.

D’autres questions furent posées à Hocine Aït Ahmed sur la préparation du soulèvement du 1er Novembre 1954. Les futurs dirigeants du Front de libération nationale (FLN) — c’est-à-dire Ahmed Ben Bella et Mohamed Khider — ont-ils débattu du contenu de l’Appel du 1er Novembre 1954, apporté par Mohamed Boudiaf qui arrive au Caire le 30 octobre 1954. Nous l’avons interrogé aussi sur les discussions avec Mezerna Ahmed qui ont abouti à la déclaration du 10 février 1955 annonçant le ralliement des messalistes. Quelles furent les raisons de l’échec de cet accord ? Quelles étaient les contacts avec les représentants de l’UDMA (cheikh Bayoud) et des oulémas (cheikh Brahimi) ?
Entre les membres de ce qu’il est convenu d’appeler la Délégation du FLN, l’entente n’a pas toujours régné.

La fameuse lettre adressée par Ahmed Ben Bella à Bachir Chihani(5) (Aurès), où Mohamed Khider et Hocine Aït Ahmed sont traités respectivement de «bourgeois» et de «berbéro-matérialiste», a été abordée. Hocine Aït Ahmed a exprimé son point de vue, avec franchise. L’esprit collégial n’était pas partagé par tous, ce qui ne facilitait pas la poursuite des tâches des uns et des autres, dans un pays qui leur offrait l’asile mais s’autorisait, de ce fait, à vouloir les contrôler.

Le rôle joué par Fethi Dib, responsable des Services égyptiens, a été mis en évidence autant que les rapports privilégiés qu’il avait avec Ahmed Ben Bella. En dépit de ces difficultés, Hocine Aït Ahmed a réussi à internationaliser la question algérienne : en tant que membre du bureau du Maghreb, il avait déjà participé, accompagné de M’hamed Yazid, aux travaux préparatoires de Bogor, en Indonésie (décembre 1954) où le sort des trois pays du Maghreb fut posé.

Il est revenu avec moult détails sur les conditions de la préparation de la délégation algérienne à la conférence afro-asiatique de Bandung (avril 1955), sur les pressions exercées par Nehru, sur l’aide substantielle des pays arabes, dont celle du roi Faycal d’Arabie Saoudite. L’action diplomatique fut par la suite étendue aux Etats-Unis, auprès de l’ONU, mais également auprès des personnalités américaines du monde politique et syndical, lesquelles ont fait bon accueil aux démarches des délégués du FLN.

Nous avons posé plusieurs questions sur le Congrès de la Soummam (août 1956) dont Hocine Aït Ahmed n’était pas informé… Absent du Caire, il ne prend connaissance de la Plateforme de la Soummam qu’à Madrid (été 1956). Approuvant les décisions adoptées au Congrès de la Soummam, il a répondu sans détour aux questions relatives à leur rejet par Ben Bella et Boudiaf.

C’est dans ce contexte de contestation que la délégation extérieure se préparait à participer aux travaux de la conférence maghrébine qui devait se tenir à Tunis (octobre 1956). Hocine Aït Ahmed a livré sans concession aucune son témoignage sur les démarches unilatérales et les conciliabules de ses compagnons auprès du roi du Maroc, quant à la représentation du FLN à cette conférence. Pour Hocine Aït Ahmed, il était hors de question que la cause algérienne soit défendue par d’autres voix que celles des délégués du FLN. L’arraisonnement de l’avion qui conduisait la délégation extérieure du FLN à Tunis a mis en échec les espoirs attendus de la conférence maghrébine de Tunis.

Sur ce sujet, Hocine Aït Ahmed a longuement rappelé les multiples péripéties de ce moment qui mit un frein non seulement leur liberté d’action, mais fit avorter le projet de création d’une confédération maghrébine qui aurait constitué une force à opposer aux autorités françaises. Il nous révéla la présence de trois journalistes qui les accompagnaient dans leur voyage : Christiane Darbois, Eve Paret-Deschamps et Tom Brady. Il confia à l’un d’entre eux les documents qu’il détenait.

Nous l’avons interrogé sur les interrogatoires, sur les conditions de détention, sur les contacts avec les avocats quand ils obtinrent l’autorisation de le rencontrer, sur la rédaction d’un projet de constitution d’un gouvernement provisoire remis à maître Stibbe et fortement contrecarré par Boudiaf et Khider, sur quelques-uns des principaux évènements qui ont marqué la guerre de libération nationale tels :

– La première réunion du CNRA qui a eu lieu au Caire, au mois d’août 1957, qui a enterré les principes de la primauté du politique sur le militaire et la primauté de l’intérieur sur l’extérieur.

– L’appel lancé par Messali Hadj le 1er septembre 1957 en faveur de la cessation des luttes fratricides entre le FLN et le MNA.

– L’assassinat de Abane Ramdane. Hocine Aït Ahmed signale la lettre signée par les «trois B» — les trois colonels Abdelhafid Boussouf, Lakhdar Bentobbal et Krim Belkacem — qui les a informés de son élimination.

– La conférence des «100 jours» du CNRA réuni à Tunis (août-décembre 1959) dont Hocine Aït Ahmed n’était pas informé.

– L’ouverture des négociations avec la France et les différends entre les quatre détenus.

– La rencontre avec les négociateurs d’Evian à leur libération en Suisse le 20 mars 1962, les retrouvailles de Rabat le 22 mars, la rencontre d’Oujda avec l’état-major, le départ au Caire avec Ahmed Ben Bella et l’entrevue avec Djamel Abdel Nasser, enthousiaste par la signature du cessez-le-feu, prélude à l’indépendance de l’Algérie.

– le CNRA de Tripoli (25 mai-7 juin 1962) et les divergences nées à la suite des propositions de Ben Bella relatives à la composition du bureau politique du FLN. Hocine Aït Ahmed n’a pas manqué de dire son amertume quant à l’échec de Tripoli. Il regrette le départ du président du GPRA de Tripoli. Pour Hocine Aït Ahmed, «le GPRA était la chance de l’Algérie» pour assurer le passage vers une Assemblée constituante, seule garante de l’inscription des principes démocratiques.

Les entretiens n’ont pas été au-delà du 22 juillet 1962, date à laquelle Hocine Aït Ahmed donne sa démission à l’annonce du bureau politique.
Le 20 mai 2009, avec Gilles Manceron, Amar Mohand Amer, Ali Guenoun et Rosa Olmos, nous avons organisé, à l’université de Nanterre, grâce au soutien de la BDIC et de l’association CRACS, une journée d’études intitulée «Le témoignage de Hocine Aït Ahmed sur la colonisation et la guerre d’indépendance de l’Algérie (1945-1962)».

Quatre moments ont été privilégiés : les lendemains du 8 mai 1945 et la préparation de la lutte armée ; la période entre le déclenchement de l’insurrection, le 1er Novembre 1954 et le Congrès de la Soummam en août 1956 ; le détournement de l’avion en octobre 1956, son contexte et ses conséquences ; la crise de l’été 1962, lors de l’indépendance de l’Algérie. Chacun de ces thèmes a été abordé à travers des extraits du témoignage filmé de Hocine Aït Ahmed et ils furent suivis d’un débat, introduit par des historiens.

A l’issue de cette journée, Hocine Aït Ahmed nous a avoué son désir de vouloir livrer son témoignage de la période post-indépendance. Nous ignorons si sa santé lui a permis de mener à bien cette tâche. Bien entendu, tout n’a pas été dit durant les 26 heures d’enregistrement de son témoignage… Mais ces heures ont le mérite d’exister. En réalisant ces entretiens, nous avions conscience à la fois de l’importance et des limites de l’histoire orale pour l’étude et la compréhension de la période coloniale.

Mais que serait l’histoire de la Révolution algérienne sans cette part d’expérience vécue par ses acteurs, sans la part que leur mémoire a retenu ? Mémoire et histoire demeurent bien deux possibilités intimement liées pour rendre compte du passé, même si elles n’obéissent pas aux mêmes logiques. Il appartient aux historiens de faire l’analyse critique de ces entretiens où Hocine Aït Ahmed s’est prêté avec franchise au jeu de nos questions.

Ouanassa Siari