Enquête de l’ONU sur la sexualité à risque des Algériens

Prostitution

Enquête de l’ONU sur la sexualité à risque des Algériens

Ali T., Liberté, 15 août 2006

Basé sur une trentaine d’entretiens approfondis réalisés avec des prostituées à Oran, à Alger et à Tamanrasset, ce travail d’investigation est mené par un groupe de recherche en anthropologie de la santé “GRAS-université d’Oran”.

Beaucoup de personnes qui fréquentent les prostituées ne se protègent pas du sida (…) L’usage du préservatif reste très aléatoire et utilisé de façon irrégulière (…) Les campagnes de prévention n’ont eu aucun impact sur cette catégorie de la population qui fréquente les milieux de la prostitution.” C’est ce que vient de conclure une récente enquête menée dans trois villes algériennes sous l’égide de l’ONU sida et l’Association algérienne d’aide aux séropositifs (Aids). Basé sur une trentaine d’entretiens approfondis réalisés avec des prostituées à Oran, Alger et Tamanrasset, ce travail d’investigation est mené par un groupe de recherche en anthropologie de la santé “GRAS-université d’Oran”.
Parmi les témoignages recueillis, celui de Fatima (prostituée dans la rue) est des plus poignants : “On vit avec le risque (…) Que faire contre le sida ? Il n’y a pas de médicaments. Le malheur, c’est qu’on a aucun moyen de déceler si tel homme a le sida ou pas. La belle voiture, le joli costume et la bonne éducation ne sont pas des garanties qu’on n’a pas le sida. C’est peut-être ces gens-là qui sont les plus dangereux parce qu’ils se déplacent souvent à l’étranger… C’est vrai que nous sommes les plus exposées au risque du sida parce que nous avons des rapports avec plusieurs hommes. Et plus le nombre de rapports est grand, plus la probabilité de tomber sur un porteur du virus est grande.”
Dans d’autres témoignages, des prostituées “se disent impuissantes” à refuser le rapport sexuel face à une forme d’imposition de certains clients très indifférents aux risques du sida. Karima (prostituée dans une maison close) confie : “Nous vivons avec la chance, beaucoup de chance. On ne sait pas sur qui on va tomber. Celles qui courent le plus de risques sont celles qui travaillent dans la rue ou dans les maisons clandestines. Celles de la rue se retranchent sur les aspects extérieurs des clients. Mais les apparences sont souvent trompeuses. Un homme d’apparence en bonne santé, peut être malade et porteur de virus. Le sida ne se voit pas. Celle de la rue, une fois qu’elle monte avec un client, elle ne peut plus reculer. Ce qui lui importe le plus, c’est que cela finisse le plus vite possible pour qu’elle prenne son argent et retourne à sa place habituelle. Le reste n’a pas d’importance.” Et d’ajouter : “Nous, dans les maisons closes légales, sommes relativement bien protégées car nous bénéficions d’un suivi médical. Mais nous ne sommes pas à l’abri de surprises. Le suivi n’élimine pas les risques face à la maladie. Il permet de déceler assez tôt la contamination pour pouvoir se soigner. Le sida ne montre pas de traces et met du temps pour apparaître. Cela ne se soigne pas. La femme, si elle ne fait pas de bilans régulièrement, elle peut l’avoir et continuer d’ignorer qu’elle est malade. Elle peut à son tour transmettre ce dangereux microbe à d’autres clients et à leur tour, le transmettre à leurs femmes. C’est la catastrophe !”
D’autres témoignages montrent aussi que l’usage du préservatif dépend aussi d’une catégorie de clients, qui par goût du risque, par absence de plaisir sexuel ou d’informations, par une valorisation de leur virilité (une femme ne peut pas les contaminer), ne semblent pas se rendre compte du danger. Ils tentent alors de se soustraire à l’usage du préservatif, en proposant une augmentation des tarifs.
Nadia, qui travaille dans une boîte de nuit, évoque les justifications des clients qui refusent les pratiques protégées : “La plupart de mes relations sont sans préservatifs pour plusieurs raisons. La majorité des clients refuse. Pour ces derniers, c’est très simple. Quand tu essaies de les convaincre de la nécessité de se protéger, ils répondent que pour ne pas prendre de risques, il faut rester sagement chez soi en compagnie de sa femme et de ses enfants. Nous prenons des risques quand nous sortons de chez nous. Un préservatif, cela gâche tout. Si on doit le mettre, il vaut mieux ne pas avoir de rapports du tout. On entend encore : Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui a le sida ? Je ne suis pas n’importe qui. Je ne fréquente pas n’importe quel endroit. Face à ce genre de clients, vous ne pouvez qu’accepter. Et puis, il ne faut pas oublier que la raison pour laquelle, on est dans ces endroits, c’est de gagner le maximum d’argent.” Il est ainsi possible d’accorder des “faveurs” aux clients réguliers. Fatima (rue) confie encore : “Il y a de plus en plus de clients qui viennent avec des préservatifs, mais il y a aussi un grand nombre qui, malgré tout ce qu’on peut dire, refuse de mettre le préservatif. J’ai été obligée de leur mentir, en leur disant que j’ai le sida, et qu’ils doivent mettre par conséquent le préservatif. Moi, je fais de mon mieux pour les utiliser. Mais cela dépend du client, de l’endroit où l’on va, de la durée de la relation et aussi et surtout du montant de la somme à payer. J’accepte de le faire sans préservatif pour certains clients. Ce sont des faveurs à des gens que l’on connaît. Ce sont des clients réguliers. Ils sont tellement gentils qu’on ne peut pas leur refuser. Il n’y a pas de risques avec eux. Ce sont des gens qui font attention. Ce ne sont pas les jeunes qui prennent des risques. Vous serez étonnés du nombre d’hommes mariés qui paient le plus pour avoir des rapports sans le préservatif. Vous savez, le port du préservatif n’est pas sûr à 100%. On peut tomber sur de la mauvaise qualité. Ils peuvent à tout moment craquer. Cela m’est arrivé. Et pas une seule fois. Il y a toujours un risque avec ou sans préservatif. Le préservatif diminue le risque mais il ne l’élimine pas. Ce serait vraiment bête de refuser de très bons clients à cause du préservatif et de se retrouver, malgré les précautions, contaminée. Alors il faut gérer.” Pour les enquêteurs, le discours de Fatima est récurrent et montre que le préservatif est au cœur des tractations entre les prostituées et leurs clients. Autre témoignage poignant, le cas de Leïla, diagnostiquée dans un premier temps comme séropositive, exerçant dans une maison close. Elle décrit bien sa peur et sa très forte culpabilisation : “Il y a un mois et demi, se souvient-elle, les analyses ont révélé que mon sang était contaminé. J’ai eu la chance d’aller au dispensaire de Sidi El Haouari (Oran) avant que les choses s’aggravent. C’est au niveau de ce centre de santé que j’ai fait un test de dépistage. Ce test a confirmé que je suis séropositive. À l’annonce de cette catastrophe, la terre a tourné autour de moi. Je suis devenue folle. J’avais compris que j’étais atteinte du sida. Et qui dit sida, dit la mort, jour après jour. Mille questions se bousculaient dans ma tête. Comment vais-je faire ? Où dois-je aller ? Que va devenir mon fils ? Pourquoi moi ? Il fallait que cela tombe sur moi ! Finalement, je n’ai eu que ce que je mérite. Je mérite la mort et une mort atroce pour ce que j’ai fait, à ma famille et à mon innocente fille. Au dispensaire, on m’a orienté vers la garnison à l’hôpital. Là, on m’a demandé de faire un bilan général de santé comportant une série d’analyses. Tout a été fait en un temps record de trois jours chez le privé, bien sûr ! Cela m’a coûté 13 000 DA. Ils m’ont rassuré que, finalement, je n’ai pas le sida et qu’il s’agit d’un microbe, un petit microbe qu’il faut traiter. J’ai donc suivi un traitement à l’issue duquel les médecins m’ont enfin dit que je ne risquais plus rien.” Et les auteurs de cette enquête de conclure : “Notre recherche montre bien qu’il s’agit moins d’une question strictement liée à l’information et à la connaissance des préservatifs parmi les travailleurs (ses) du sexe. Mais l’enjeu de l’usage du préservatif se situe de façon essentielle au niveau des rapports avec les clients, de la reconnaissance sociale des pratiques protégées dans la société, et donc de la lutte contre la stigmatisation de ceux ou celles qui veulent s’en procurer. Il semble donc réducteur d’opérer une fixation uniquement sur les prostituées.”

Ali T.


Entre la propagation des MST et la naissance d’une industrie “florissante”

Les faces cachées de la prostitution

Par : Ali T.

De l’avis unanime des spécialistes du droit, l’aspect de la loi paraît essentiel : Il faut renforcer l’arsenal des textes, car les filles qui exercent cette activité malgré elles doivent, bien entendu, être considérées comme des victimes…

Certains sujets brisent difficilement le silence : des témoignages poignants recueillis auprès de prostituées qui abordent, sans tabou, toutes les facettes de ce fléau. Ahlam ajuste ses lunettes teintées d’une ombre rose, puis vérifie les messages de son portable digitale de marque Panasonic. Enfin, elle ferme les yeux. Elle veut être en forme pour passer un moment avec sa fille, qu’elle verra un peu de temps ce matin. La petite Kaouthar, 2 ans, est chez sa grand-mère. Ahlam n’a pas le temps de s’occuper de sa fille pendant la semaine, pas plus que le père de la gamine, que cette dernière ne connaît d’ailleurs même pas. Une caricature ? Comme des milliers de jeunes femmes, Ahlam a vu la porte s’ouvrir et s’y est engouffrée. Pas de diplômes ni de qualifications. Sa mère n’a jamais fait autre chose que femme de ménage. Maintenant, sa fille “travaille” et vient de lui offrir un cadeau inespéré : un appartement. Ahlam n’avait que18 printemps quand elle est “entrée dans le milieu”. Elle est belle, indépendante et avide de consommer. Dans une société qui a longtemps déclassé le “sexe faible”, innocente qu’elle était, Ahlam voulait sa réussite sociale et personnelle. Mais à l’ombre de l’argent qu’elle a gagné, il y a les souffrances, les cicatrices et les blessures profondes. “Je ne peux pas vous compter le nombre des rapports sexuels accompagnés de coups et de mauvais traitements de toutes sortes”, confesse-t-elle.
Une fois, un type m’a violée, m’a affamée et m’a brûlée avec sa cigarette. Trois mois plus tard, un autre m’a blessée à coups de couteau”, dit sa copine Afaf, dix-neuf ans, qui exhibe sa cicatrice. “Et, au bout du chemin, il m’a laissée crever du sida.” Sa séropositivité, Afaf dit l’avoir eue bien plus tard. “Mais mes clients ne sont pas tous des pervers. La plupart sont des citoyens ordinaires”, précise Ahlam. Des milliers de jeunes filles rejoignent, chaque année, les rangs des victimes du tourisme sexuel et de la prostitution. Les grandes villes, devenues des méga-cités, n’offrent pas aux estivants que des chambres et des bars. Après tout, “vacances et plaisirs vont de pair en été”. Pas pour des associations féministes qui ont tiré la sonnette d’alarme. Selon elles, l’équation est vieille comme le monde : afflux d’hommes suppose explosion de la demande de services sexuels, ce qui risque de conduire à la prostitution forcée. Commerce mortifère qui se traduit par des enfances détruites, viol, sida… Les suites commencent pourtant à être connues : c’est l’explosion de l’épidémie du sida, où la prostitution atteint des seuils jamais égalés. Et ce phénomène s’accompagne d’une propagation d’une industrie florissante. Car, bien des clients sont riches. La mode est à présent, pour ces filles de joie, dans les endroits de luxe où la possibilité est grande d’être hautement monnayées par les richissimes hommes qui ne comptent pas. Ce commerce qu’est l’exploitation sexuelle s’exerce aussi sur les “travailleuses” à domicile, considérées comme corvéables aux services les plus divers. Certes, entend-on, peut-être ces centaines de milliers de victimes ne sont-elles pas toutes consentantes, mais du moins ont-elles un emploi. Certes, quelques-unes d’entre elles semblent très jeunes, mais la maturité vient-elle si tôt ? Tant ce marché est devenu massif, envahissant, alourdi chaque année par de nouveaux témoignages. Les clients des prostituées craignent tant le sida qu’ils les recherchent de plus en plus jeunes, les pensant ainsi non contaminées. Le mouvement est-il encore contrôlable ? De l’avis unanime des spécialistes du droit, l’aspect de la loi paraît essentiel : “Il faut renforcer l’arsenal des textes. Car, les filles qui exercent cette activité malgré elles doivent, bien entendu, être considérées comme des victimes et non raflées et punies.” Victimes, elles le sont toutes, par leurs blessures, les maladies contractées, parfois mortelles. Et par leur confiance à jamais perdue en le monde masculin. Filles de “la misère économique et sociale”, une myriade de jeunes filles est passée de la grisaille du stéréotype à la couleur de l’émancipation économique.

Ali T.