Tahar Belabess. Porte-parole des chômeurs suicidaires de Ouargla

Tahar Belabess. Porte-parole des chômeurs suicidaires de Ouargla

«On veut que je sois un animal violent marchant pieds nus dans ma propre région»

El Watan, 22 octobre 2010

La contestation des chômeurs de Ouargla a repris cette semaine avec l’organisation d’un sit-in et une grève de la faim en face du siège de la wilaya. Il s’agit des 20 chômeurs suicidaires qui ont entamé en août dernier une nouvelle ère de lutte pour le droit au travail : une tentative de suicide collectif. Un geste désespéré qu’ils estiment nécessaire pour les 10 000 chômeurs que compte la wilaya de Ouargla offrant plus de 40 000 offres d’emploi par an. En ce mois d’octobre qui a vu l’installation d’un nouveau wali, le dialogue reprend. Jusqu’à quand ?

-Tout d’abord, pourquoi avoir suspendu votre grève de la faim ?

Au bout de deux jours de grève, nous avons été reçus par Abdallah Bouanini, le chef de cabinet du wali qui a présidé une rencontre avec Abdelhamid Boutebba, le directeur de l’Agence locale pour l’emploi, un inspecteur du travail et des représentants de la sûreté de wilaya. Après de longues négociations, nous avons abouti à l’acceptation d’une enquête administrative qui sera diligentée sous peu.

-Le PV de la réunion de mardi dernier détaille les noms et postes proposés aux vingt grévistes et stipule clairement qu’à la fin de la séance des postes vous ont été proposés et que vous avez, une fois de plus, refusés. Pourquoi ?

L’objet de la réunion n’était pas notre embauche en tant qu’individus mais notre revendication en tant que représentants de milliers de chômeurs dont la requête actuelle n’est pas seulement de travailler. Nous souhaiterions que les pouvoirs publics se décident enfin à ouvrir une enquête sur le travail de l’agence et les agissements de ses responsables et de tout le microcosme des gens intéressés qui profitent de cette situation de flou et d’incompétence. Nous avons soumis toutes nos questions au chef de cabinet du wali : pourquoi de faux numéros d’affiliation sont-ils octroyés à des gens qui travaillent sans s’inscrire à l’ALEM ? Pourquoi les promesses données lors des réunions officielles n’ont-elles jamais été respectées ? On nous a menti à chaque fois en nous faisant passer pour des gens qui veulent troubler l’ordre public. Pourquoi des postes sont-ils offerts par les multinationales aux responsables de l’ALEM en contrepartie de la signature des permis de travail à des expatriés ? Alors qu’on ne vienne pas nous dire que nous sommes les seuls à ne pas avoir droit à notre part du gâteau. Nous voulons de bons postes, selon nos qualifications. Est-ce un crime que de vouloir changer de vie, de milieu, de mieux manger, de s’habiller et de se marier?

-Votre refus ne s’explique toujours pas. Voulez-vous vraiment travailler ?

En tant qu’Algérien, j’ai les mêmes droits que les autres d’être recruté dans une entreprise qui offre de bons salaires et des avantages sociaux respectables. Ce que nous voulons, avec les grévistes, c’est tout simplement qu’il n’y ait plus de discrimination ni de clientélisme dans l’embauche. Or, ce n’est pas le cas. Ce que l’agence de l’emploi fait actuellement est de la pure spéculation : les postes fortement rémunérés proposés par les grosses boîtes étrangères qui se respectent, et même ceux des grandes filiales de Sonatrach, sont dispatchés selon des critères qui nous échappent. Il y a des passe-droits pour les enfants des gens «haut placés». Pour eux, leur quota est garanti. Viennent ensuite les catégories réservées aux responsables locaux, aux élus et à certains nantis qui paient des pots-de-vin pour faire passer leurs candidats. Que nous reste-t-il en fin de compte ? Des miettes. Et pour ceux qui osent rouspéter, l’ALEM sort des rapports comportant des numéros de cartes de main-d’œuvre, les nôtres, pour prouver aux politiques que nous refusons de travailler alors que nous ne sommes orientés que vers les entreprises où tout est fait pour nous refuser du travail, où la sous-traitance persiste et donne 15 000 DA de salaire quand l’employeur en offre dix fois plus.

-Regardons de plus près votre cas. Vous avez bénéficié d’un poste à l’Entreprise nationale des travaux aux puits ? Quel est le problème ?

Oui, j’ai effectivement travaillé à l’ENTP pendant l’année 2008 en tant que manœuvre de sonde. Un travail de labeur qui m’a valu un accident du travail. Le médecin m’a réformé et a préconisé de m’orienter vers un poste léger mais l’entreprise m’a tout simplement renvoyé après un mois, sans indemnisation. Mon dossier est en justice.

-Vous circulez en Yaris et on vous dit manipulé. Qu’en est-il vraiment ?

Ecoutez madame, personne n’a intérêt à spéculer avec le dossier de l’emploi, c’est une bombe à retardement et nous sommes les derniers à vouloir le faire, car nous sommes insignifiants, nous, misérables chômeurs… Vous pensez vraiment que nos moyens physiques et intellectuels nous permettent une manipulation de l’opinion ou l’organisation d’une émeute ? Il faut être un stratège pour organiser une émeute. Or, nous n’en avons pas les capacités. Céder à la violence urbaine est une idiotie, nous ne sommes pas des héros et nous connaissons nos limites. La preuve, notre sit-in a été suspendu après deux jours par respect pour le nouveau wali et pour les forces de l’ordre qui ne nous ont pas maltraités. Nous avons repris le chemin de la revendication administrative avec un courrier au président de la République, d’autant plus que les résultats de la réunion sont en notre faveur. Un OK a été donné pour la constitution d’une commission d’enquête. Reste à batailler pour en faire partie en tant que société civile et espérer qu’une enquête judiciaire aboutisse. Pour ce qui est de la Yaris, c’est une voiture d’occasion que mon oncle maternel m’a acheté pour exercer en tant que chauffeur de taxi mais même là, la poisse me poursuit, on me refuse l’autorisation depuis six ans.

-Vous avez constitué un collectif en août 2010 après une tentative de suicide collectif. Où en êtes-vous aujourd’hui et qui vous a rejoints ?

Nous sommes un collectif de vingt chômeurs de Ouargla, rejoint par une trentaine de jeunes de Taïbet et une dizaine de Hassi Messaoud. Nous coordonnons nos actions à distance depuis que les forces de l’ordre leur refusent l’entrée au chef-lieu de wilaya. Ils entreprennent les mêmes démarches que nous. Des associations nous ont aussi rejoints, des diplômés en hydrocarbures de l’université, des chômeurs diplômés de la wilaya de Ouargla. Nous avons 10 000 chômeurs, en trois mois, leur situation peut être régularisée. Mais le problème est qu’on veut nous diaboliser, nous coller une étiquette régionaliste ou celle de fainéants et chômeurs de luxe pour que les vrais coupables ne soient jamais punis et que ce magma puisse servir les intérêts personnels et politiciens des uns et des autres. Tant qu’il n’y aura pas de transparence, rien ne changera. Les agents de l’ALEM usent et abusent de la présence des forces de l’ordre. Ils provoquent des bagarres pour ne pas nous recevoir, la réception du dimanche a été longtemps suspendue et depuis que nous maintenons la pression, voilà qu’ils reçoivent les chômeurs trois fois par semaine… Nous sommes prêts à nous sacrifier pour les autres pourvu qu’il y ait enquête et que les dépassements cessent, mais pour toute démarche administrative, la réponse est sécuritaire.

-Où en est votre procédure judicaire ?

Le procureur de la République nous a orientés vers l’administration, il nous a dit que cela dépasse ses prérogatives. Le procureur général, en revanche, nous a écoutés et a recommandé de faire un écrit explicatif qu’il a orienté vers le procureur de la République. Nous attendons depuis d’être convoqués.

-Revenons à cette contestation récurrente, pourquoi s’embrase-t-elle régulièrement à votre avis ?

Ecoutez, il y a des gens qui profitent de la situation. Nous nous soulevons par réaction à la discrimination et à l’exclusion. Même les animaux n’aiment pas la “hogra” et réagissent avec violence aux coups. On se soulève, on lutte, on se résigne parfois. En août, les surenchères se sont amplifiées. Il y avait beaucoup d’offres mais rien pour nous. Nous avons sollicité tout le monde, l’ancien wali, le président de l’APW, les sénateurs mais maintenant nous avons compris qu’il est inutile d’attendre quoi que ce soit de nos élus, de nos députés ou sénateurs. La plus grosse déception est là. Personne ne s’est donné la peine de venir nous voir crever sous le soleil d’août, personne ne considère que nous sommes ses enfants, sa chair. Ouargla n’a ni élus ni notables, chacun cherche son propre intérêt et notre seul espoir aujourd’hui est le nouveau wali. Nous lui avons encore demandé une audience sinon nous voulons que notre statut de citoyens de 3e degré soit reconnu. Là, nous saurons que nous n’avons pas de droits et nous nous tairons à jamais. Nous avons des documents compromettants et nous voulons des garanties pour les remettre à la justice et si l’enquête s’avère negative, nous sommes prêts à êtres jugés et emprisonnés. Nous n’avons demandé qu’une enquête où la société civile et la presse pourrait venir en observateurs.

-Pourquoi les sociétés étrangères refusent-elles de vous recruter ? Exigent-elles une façon d’être, de paraître, de la culture générale…?

On m’a exigé des chaussures alors que je circule en claquettes toute l’année. Je suis chômeur et pauvre mais pour en revenir à la réglementation, le gouvernement algérien m’a donné une certaine priorité puisque je suis natif de cette région. Avec des qualifications équivalentes, je suis prioritaire même sans chaussures et sans parfum. Quand le poste exige d’être polyglotte, bien habillé avec une certaine culture générale, je sais bien que je ne réponds pas à ce profil. Ce que je veux, c’est le travail le plus ingrat, le plus sale et qui ne nécessite pas de grandes capacités intellectuelles, qui convient à ma physionomie, à mon faciès et je m’engage à mieux m’habiller et à me parfumer dès que je serais payé. Un travail digne alors qu’on veut que je sois un animal violent, marchant pieds nus dans ma propre région. Nous avons des jeunes qualifiés, propres, beaux et cultivés. Les autres n’ont rien à nous envier.

-Vous voilà revenus à la case départ. Jusqu’où êtes-vous prêts à aller ?

Nous en sommes à reprendre tout le circuit administratif. Lors de la dernière réunion, M. Boutebba a dit que nous, les Ouarglis, étions des fainéants et que nous érigions en martyrs. Notre objectif est que nos décideurs mettent des gens humains, qualifiés, honnêtes et loyaux pour gérer l’emploi. Et si l’enquête que nous demandons s’avère négative, nous demandons d’être traduits en justice et punis. Pour l’heure, nous irons à Alger défendre notre cause.

Bio express :

Natif de Gherbouz à Ouargla, le 21 juin 1980, dans une famille connue de Ouargla, Tahar Belabess a quitté l’école en 8e AF. «Taxieur» de formation, il souffre de chômage chronique qu’il appelle tout simplement «discrimination due au faciès local». A son retour du service militaire en 2001, il entreprend des démarches qui n’aboutissent pas, adhère aux associations de chômeurs, fait du commerce, participe aux émeutes de 2004. On lui refuse le passeport et on lui reproche d’avoir participé aux réunions du Mouvement de la jeunesse du Sud (MJS) tué dans l’œuf et dont les protagonistes ont écopé de 6 mois de prison. Tahar Belabess se dit «insignifiant», «non intellectuel», «apolitique» et demande au président Bouteflika de revoir sa position par rapport aux jeunes du Sud.
Houria Alioua