Les classes moyennes se précarisent

Accès au logement, acquisition de véhicules et érosion du pouvoir d’achat

Les classes moyennes se précarisent

El Watan, 3 novembre 2008

Malgré les nombreuses difficultés qu’a connues l’Algérie, les classes moyennes ont toujours représenté le maillon le plus solide de la société. De tout temps, ces couches ont représenté un indicateur majeur de développement.

« Avant, on disait que l’Algérie se différenciait du Maroc par sa couche intermédiaire. Aujourd’hui, c’est quelque chose qu’on perd progressivement », regrette Zinedine, 32 ans, médecin. Si de l’extérieur, l’image de sa vie de jeune médecin talentueux, nouveau marié et futur papa, paraît irréprochable, la réalité, dit-il, est plus complexe. « Avec un salaire d’à peine 24 000 DA, il est quasiment impossible de vivre. Ma femme, assistante administrative, touche près de 18 000 DA. » Anos deux salaires suffisent à peine à payer le loyer qui a atteint des sommes astronomiques », explique-t-il. Et d’enchaîner : « Les récentes augmentations de salaires nous ont permis de respirer. Mais ça reste insuffisant. On vit au jour le jour. Nos salaires ne suffisent pas à faire des économies. Avec ce qu’on a, on n’ose même pas espérer s’offrir, un jour, un petit appartement. » Le couple donne l’impression de vivre au-dessus de ses moyens.

Réussite de façade

La location (20 000 DA/mois) grignote, à elle seule, 48% de leur budget mensuel. Le crédit automobile prend lui aussi une part non négligeable de leur revenu (20%). Il y aurait ainsi une sorte de réussite sociale « de façade ». Les ménages algériens qui ne peuvent pas s’offrir un appartement se saignent pour payer leur loyer. Ils n’ont pas les moyens d’acheter un véhicule mais se sacrifient pour décrocher un crédit bancaire. L’Algérien qui aime le faste et le clinquant utilise tous les subterfuges pour arriver à ses fins. « Dans les fêtes, les femmes aiment à s’exhiber avec de grosses chaînes en or. Aujourd’hui, elles le font toujours mais c’est, le plus souvent, du toc. Le marché des bijoux fantaisie explose. Le nombre de magasins qui proposent du toc augmente, notamment à Alger », fait remarquer une enseignante à la retraite. Et puis, il y a cette angoisse permanente de glisser. Les classes moyennes craignent de s’approcher des bas revenus, ou, pire encore, de disparaître. « La couche sociale supérieure tente de se replacer sur l’échelle sociale (…). C’est un phénomène assez récent dont la naissance aurait pour origine les diverses techniques de commercialisation des produits de consommation (logement, voiture, meubles, électroménager…) qui donnent l’impression de ce reclassement/déclassement sans que cette couches aient encore la culture de la classe moyenne », estime Mohamed Saib Musette, sociologue au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread). Il enchaîne : « La question qui devrait être posée est la suivante : quelles sont les chances de reproduction de cette classe pour se maintenir ou pour se hisser d’un cran à l’échelle supérieure ? Le risque de déclassement social provoque ainsi une angoisse permanente. Cette couche investit énormément dans l’éducation de leurs enfants, pas toujours avec succès, ce qui met en danger leur tentative de reproduction de la situation sociale. » La radiographie des fractures sociales présente de graves lésions.

Le Syndicat des personnels de l’éducation et de la formation (Satef) s’est appuyé sur les chiffres pour mesurer le danger qui les guette. « 3,8 millions d’élèves, soit un élève sur deux, souffrent des affres de la pauvreté, de l’aveu même du ministre puisque nécessitant une aumône de l’Etat pour pouvoir effectuer la rentrée scolaire. Qu’en sera-t-il pour couvrir les dépenses de leur scolarité pendant toute l’année ? », s’interrogent les dirigeants du Satef. Les syndicats autonomes tiennent généralement le même discours : « Notre souci est de défendre la classes moyennes. » Mais si tout le monde est d’accord sur la nécessité de sauver la couche moyenne, on ne s’entend pas sur la définition de la couche moyenne algérienne. Il n’y a aucune étude qui permette de définir de façon consensuelle la classe moyenne. La multiplication des actions sociales prouve que la classe moyenne a peur de perdre la maîtrise de son destin social. « J’ai vécu dans une famille assez aisée. Aujourd’hui, j’ai l’impression que cette bonne situation sociale d’antan se dérobe sous mes pieds. La vie est devenue trop chère. C’est très difficile », estime Aziza, infirmière.

Les frontières sociales reculent-elles réellement ? Dans son ouvrage intitulé La Paupérisation des sociétés maghrébines, M. Musette explique que les classes moyennes sont en danger dans la mesure où la classe moyenne inférieure s’appauvrit tandis que la classe supérieure s’enrichit, ce qui donne une image de rétrécissement des classes. Le fait est que les jeunes d’aujourd’hui semblent pleins d’avenir dans la précarité. C’est, dit-on, la raison pour laquelle le « tbezniss » prospère dans les banlieues. Pour se maintenir à flot, la débrouillardise semble être le maître mot des jeunes issus des classes moyennes. Avec de la chance, certains parviennent à s’embourgeoiser et à accéder aux classes supérieures. « A cette façade de réussite sociale, il faut, à mon avis, aller plus en profondeur sur le plan de la famille où la désolidarisation est devenue la règle. Ce phénomène se traduit aussi par une solidarité de façade, notamment lors des évènements au sein de la famille élargie », explique le sociologue du Cread. Avec l’instauration de la taxe sur les véhicules, les classes moyennes sont devenues des cibles fiscales. « C’est avec un célérité extraordinaire qu’ils ont appliqué cette nouvelle taxe, mais dès qu’il s’agit des statuts particuliers des travailleurs, on nous dit qu’il faut attendre », regrette un médecin affilié au Syndicat des praticiens de la santé publique (Snpsp). La flambée des prix, l’érosion du pouvoir d’achat, la stagnation des salaires accentuent le blues des classes moyennes algériennes.

Par Amel Blidi


Mohamed Saïb Musette. Chercheur au Cread

« Les nouvelles fortunes sont le fait des importations »

Sociologue et chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread), Mohamed Saïb Musette explique dans cet entretien que les classes moyennes algériennes semblent plus fragiles aujourd’hui.

– De qui parle-t-on lorsqu’on évoque les classes moyennes en Algérie ?
– Les classes moyennes constituent un ensemble assez hétérogène d’agents sociaux qui varient en fonction de la grille d’observation. Pour faire simple, les classes moyennes se situent entre les classes riches et les classes pauvres, entre les défavorisés et les favorisés qui sont les extrêmes de la structure sociale ; le niveau intermédiaire est décomposé entre trois classes moyennes, la classe inférieure, la classe médiane et la classe supérieure. Ces classes représentent la vitrine sociale dans toutes les formations sociétales à l’ère du libéralisme. Dans notre dernier ouvrage, La Paupérisation des sociétés maghrébines, les analyses vont dans le même sens : les classes moyennes sont en danger dans leur positionnement, la classe moyenne inférieure s’appauvrit tandis que la classe supérieure s’enrichit, ce qui donne une image de rétrécissement des classes moyennes. Cette première lecture est accompagnée, de nos jours, par la naissance d’une nouvelle classe moyenne, en opposition avec la petite bourgeoisie citadine en panne de reproduction. Comme toute société est par essence dynamique (non figée), la mobilité s’opère avec le temps.

– L’accélération du passage à l’économie de marché met-elle les classes moyennes en péril ?
– Le passage à l’économie de marché s’est fait sans l’achèvement de l’économie planifiée. Cette transition s’avère lente, avec des pauses et des accélérations mettant en jeu notamment la répartition des revenus ou la distribution de la rente, selon les analystes. Une stabilisation des classes moyennes, avec notamment une stagnation de la classe médiane (les fonctionnaires) qui suppose un échec social, nécessite au moins le passage d’une génération. Cette stabilisation impose une triple capitalisation pour pouvoir se reproduire : un capital financier, un capital social et surtout un capital culturel. Les craintes de ne pas pouvoir atteindre cette triple capitalisation pour les classes moyennes peuvent traduire l’avènement d’un péril, une crise sociale aiguë. La stabilisation non achevée, la reproduction sociale est menacée.

– Quel impact a la nouvelle donne en matière de consommation sur cette frange de la société ?
– Les classes moyennes se donnent, à voir notamment par leurs modes de consommation, une forme d’extériorisation de leur réussite sociale. Quelques modèles de consommation sont sociologiquement lisibles : modèle d’habiter, modèle alimentaire, modèle vestimentaire, loisirs… Ces modèles sont constitués par des éléments en changement permanent, comme pour se mettre à l’avant-garde des nouveautés sociales. C’est ainsi qu’on passe de l’appartement F3 à la maison privée, avec tous les nouveaux équipements, l’ameublement, l’équipement électroménager… De la même manière, la culture alimentaire se modifie avec des repas légers, des déjeuners ou dîners au « resto » ! Les tenues vestimentaires doivent être « stylisées » selon les rituels quotidiens, intérieur, extérieur, sorties, réceptions… Il en va ainsi pour les modèles de loisirs avec l’organisation des vacances (ici ou ailleurs), des goûts artistiques et musicaux, des soirées… Ces modèles de consommation se superposent aux modèles traditionnels ou religieux, comme pour l’organisation des fêtes. Ces modèles traduisent en fait la conscience de classe.

– Sur ce point précis, la contestation sociale est-elle symptomatique de la fragilité des classes moyennes en Algérie ?
– La contestation sociale est en fait le propre de la classe laborieuse qui semble se résigner présentement à son sort, malgré sa force de lutte dans la sphère de production. Paradoxalement, les classes moyennes, généralement peu combatives, s’adonnent dans une pseudo-contestation sociale, car cette lutte ne vise pas le changement social mais bien une meilleure intégration dans le système de distribution des rôles sociaux. Les classes moyennes algériennes s’engagent plus dans une lutte de consommation et moins dans la production des richesses.

– La classe moyenne se rapproche-t-elle des bas revenus ?
– C’est un rapprochement inverse qui se produit sur l’échelle des revenus. Ce sont les classes populaires qui se rapprochent allégrement du niveau de revenus des classes moyennes. Le risque d’un écrasement de l’échelle des revenus à la base n’est pas à écarter. La stagnation des revenus des classes moyennes suppose certes un recul, mais la débrouille des classes populaires a conduit les agents des classes moyennes à se donner à des « bizness » pour maintenir un niveau de consommation respectable. C’est ainsi que l’invention du trabendo a agi comme une bouée de sauvetage pour les classes moyennes.

– Est-ce que l’émergence de nouvelles fortunes en Algérie a généré de nouveaux « modèles sociaux » ?
– L’émergence des nouvelles fortunes, que l’on appelle aussi les nouveaux riches ou encore les anciens pauvres, est propre à la dynamique de la société selon les rythmes du fonctionnement de l’échelle sociale. En Algérie, on a l’impression que ce rythme a connu une accélération rapide, hors normes. Certes, il est dans la logique de la classe moyenne supérieure de rejoindre, tôt ou tard, celle des riches. Cette ascension peut se faire dans la sphère de la production ou dans celle de la distribution. Les nouvelles fortunes, en Algérie, proviennent plus de la distribution à partir des importations que de la production des richesses. La rapidité d’accès au sommet de l’échelle sociale est telle que cette classe n’a pas encore acquis la culture nécessaire pour asseoir sa réussite sociale.

– Quel avenir pour les classes moyennes ?
– Il est vrai qu’on est loin de ce que les marxistes attendaient des luttes sociales. L’invention des classes moyennes, comme lecture wébérienne de la stratification sociale, avait justement pour objectif la démonstration de l’absence d’antagonismes dans la formation des sociétés humaines. Les classes moyennes en Algérie représentent, selon cette lecture, un bon argument pour le maintien du système actuel et sa reproduction, à condition que les revendications sociales de ces classes continuent à alimenter les scènes économique et politique. Ces classes, fortes de leurs fonctions d’intermédiaires dans le conditionnement social et culturel, s’inventent régulièrement de nouveaux besoins, de nouvelles luttes que le système libéral s’empresse souvent de satisfaire avec de nouveaux mécanismes d’endettement. Les classes moyennes obtiennent ainsi leurespace de vitrine sociale qu’il faut sans cesse alimenter. Il est aussi vrai que toute construction des réalités sociales, comme ici les différentes classes sociales, n’est qu’un rapprochement de cette réalité dont l’objectivation reste un idéal. Cette construction a le mérite de proposer une « lecture » des formations sociétales sur la base des observations empiriques en changement constant. Dans nos recherches, le commun des Algériens semble toujours s’identifier et se classer au milieu de l’échelle sociale, c’est dire la force d’attraction de ces classes qui dominent l’imaginaire du commun des mortels.

Par Amel Blidi