Hernando de Soto: «Les informels du Sud réclament le droit dès qu’ils vont au Nord, c’est notre droit qui n’est pas bon»

Hernando de Soto: «Les informels du Sud réclament le droit dès qu’ils vont au Nord, c’est notre droit qui n’est pas bon»

Yazid Ferhat, Maghreb Emergent, 13 Mars 2012

L’économiste péruvien Hernando de Soto, éminence mondiale de la réflexion sur l’intégration des activités économiques extra-légales, était à Alger pour animer un important colloque international sur l’économie informelle organisé à l’initiative de CARE, en partenariat avec le ministère du Commerce. Il a accordé un entretien exclusif au quotidien d’Oran et à Maghrebemergent.Info.

Vous avez une connaissance planétaire de l’économie informelle. En Algérie, le phénomène est mal cerné, mal quantifié même si le gouvernement est le premier à reconnaître le poids important de l’activité informelle. Comment définissez-vous le secteur informel vous-même ?

Je préfère parler de « secteur extra-légal ». Les acteurs de l’économie parallèle ne se conforment pas au droit tel qu’il est établi par l’Etat mais ils ont leurs propres codes. Il faut dire qu’il n’y a pas qu’un secteur informel mais plusieurs, qui varient selon l’activité, le milieu et la composante humaine.

Il y a donc un système de droit légal, auquel doivent se conformer les acteurs économiques en matière de droit à la propriété, de charges fiscales, de transactions, etc. De l’autre côté existent un ou plusieurs systèmes de droit parallèle, qui fonctionnent selon des critères foncièrement différents.

L’informel génère l’anarchie, certes, mais cette anarchie n’est pas le chaos. On parle alors du rapport de la force à la loi, ou de l’empire du droit. Ce rapport évolue en faveur du secteur légal si l’Etat réussit à intégrer le secteur informel. Par exemple, si 70% de l’activité échappe au secteur légal, cela veut dire que l’empire du droit n’est que de 30%. Notre définition est liée au droit. Là où le secteur informel est très important, le droit n’est pas adapté puisque la majeure partie des personnes ne veut pas le suivre. Il faut bien voir que chez nous, au Pérou, les gens ne veulent pas du droit péruvien mais dès qu’ils vont s’installer aux Etats-Unis, ils demandent le droit ! Ce n’est donc pas lié à leur personnalité. C’est sans doute pareil pour les Algériens qui vont en Europe : le droit là-bas est meilleur qu’ici.

Comment s’opère la formalisation des activités économiques dans le temps ? Existe-t-il des modèles d’intégration réussie du « secteur extra-légal » comme vous l’appelez ?

L’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et certains pays asiatiques, comme le Japon, sont actuellement à un degré de formalisation très élevé. Ce sont les grandes réussites du monde dans ce domaine. En revanche, au début du 19ème siècle, ils étaient pour la plupart dans l’informel selon les critères du 20ème siècle.

Aux Etats-Unis jusqu’aux années 1860-70, pour créer son entreprise d’une manière légale, il fallait une décision du Congrès des Etats-Unis ! En Grande-Bretagne au début du 19ème siècle, il fallait la « Charter of the King » sinon vous tombiez dans l’informel, et l’informel, à cette époque, représentait l’essentiel de l’économie. La faillite du système féodal et patrimonial qui lui était lié et l’avènement de la révolution industrielle ont changé la donne. Ce qui s’est passé est que ces pays ont commencé à s’organiser pour affronter ces mutations et, soudain, un droit est né qui protège les actifs de manière reconnue par tout le monde ; la protection des actifs est au cœur de cette avancée. Ils ont passé une longue période d’informel avant d’aboutir à ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Cela demande 100 ans voire plus.

Donc, pour moi, l’informalité est une chose déjà vue aux USA et en Europe. Simplement on ne se rappelle pas du mot « informel » ! Actuellement, il y a les petits pays en voie de développement qui se sont organisés comme Singapour, par exemple. La Chine est en train de se formaliser et, dans une moindre mesure, l’Inde, l’Afrique du Sud ou encore le Nigéria, ou l’îlot formel grandit vite.

Mais concernant les pays en développement, qu’est ce qui a exactement déclenché le processus de formalisation ? Et comment peut-on transmettre ces expériences ?

Dans les pays où nous travaillons, nous analysons des cas concrets. Nous nous attardons sur le temps que prend la formalisation d’une entreprise dans le secteur de l’agriculture, du transport ou autre et sur le coût de se maintenir dans la formalité. La plupart du temps, le coût du droit est présent. Il faut chercher ce qui fait que cela ne fonctionne pas. Parfois, la loi est bien écrite mais son interprétation d’une certaine façon par la bureaucratie provoque un coût supplémentaire. Nous parvenons toujours, d’une manière ou d’une autre, à la conclusion que le droit est mal fait. Comme, par exemple, en Inde où une grande association de trois millions de femmes nous a interpellés sur son incapacité à protéger leurs actifs dans les transactions lorsqu’elles entreprennent. Au bout du compte, le problème n’était pas dans la législation du commerce qui garantit bien les droits de propriété mais du côté du droit matrimonial qui n’était pas le même selon le rite du mariage. Nous avons huit critères pour évaluer si le droit est bien fait dans un pays donné pour amener les gens à choisir la légalité pour leur activité économique. Parmi ces critères, il y a l’équivalence du droit pour tous. Il ne faut pas que les gens sentent qu’une loi est un privilège pour certains car elle n’est pas certaine de durer. La fongibilité des actifs est un autre critère. Il faut que les propriétaires puissent liquider leurs actifs à tout moment. Le droit qui garantit cela vous met immédiatement dans le marché.

L’origine de la formalisation a beaucoup à voir avec la démocratie. Dans tous les pays développés que nous avons étudiés, le droit n’est pas simplement une chose écrite par un Parlement. C’est la traduction d’un contrat social. En réalité, les citoyens votent tous les jours, à travers leurs élus. Ils adaptent constamment le droit à leurs attentes. La solution pour l’informalité pour nous, pays du sud, est simplement de savoir quel est le genre de droit que nous voulons tous et comment retrouver le contrat social jour après jour.

Lorsque nous vous écoutons, nous avons le sentiment que le processus de formalisation des activités économiques devra prendre encore un siècle dans des pays comme l’Algérie. Existe-t-il des raccourcis pour gagner du temps ?

Il ne faut pas nécessairement trouver d’autres chemins. Il faut juste se rappeler ce qui a fonctionné chez ceux qui ont réussi. Il y a des pays qui ont décidé de se formaliser, l’ont fait très vite. L’expérience du Japon mérite d’être citée ici. Le Japon a réussi la formalisation en six années (1946-1951). En Chine aussi, où contrairement aux idées reçues, le capitalisme est, aujourd’hui, plus vieux que le socialisme. Il y a un autre exemple en Europe occidentale : la Suisse était le pays le moins développé et le plus pauvre d’Europe au 19ème siècle, et ce n’est que vers 1908, avec la promulgation du Code civil et de l’entreprise que soudain, elle a démarré en suivant l’exemple de l’Allemagne, son voisin immédiat. Donc, il y a des pays qui l’ont fait très vite.

Vous dites dans vos ouvrages que les pays où le secteur informel est important sont des pays où les coûts de la formalisation sont encore trop élevés et qui poussent les acteurs à choisir l’extra-légal. Vous prêchez donc une certaine forme de dérégulation pour inciter à la formalisation …

Il est certain qu’en Egypte, par exemple, où il faut 344 jours huit heures par jour pour rendre formelle l’activité d’une boulangerie, le calcul est vite fait pour son propriétaire. Mais il ne faut pas en conclure que les textes sont toujours un obstacle. La documentation est toujours utilisée pour les bonnes et les mauvaises choses. Et c’est la raison pour laquelle il faut la regarder comme une chose non aléatoire.

Moi, je propose de poser le problème de la standardisation. Est-ce que quand j’achète n’importe quelle marchandise, j’ai le même droit, le même standard ou bien cela varie-t-il d’un village à un autre, d’un quartier à un autre, selon mes amis et mes relations ? Au fond, il n’existe pas de valeur qui ne soit pas représentée par un écrit, une trace reconnue dans son milieu. Pour toute valeur, il y a un document qui n’est pas nécessairement celui de l’Etat. L’incitation à la formalisation serait plus une capacité à standardiser cette représentation dans chaque pays, afin qu’elle protège actifs et transactions. L’important est que ce système génère de la confiance. Je vous assure que même aux USA, il y a des lieux de l’informel, notamment à la Bourse, par exemple. Seulement il y a confiance en ce système.

Il existe un débat, en Algérie, sur l’opportunité d’une sorte d’amnistie fiscale pour amener les informels à entrer dans la légalité. Est-ce que vous considérez que cela peut aider et que la pression fiscale est un paramètre important dans le choix du secteur extra- légal ?

Encore une fois, cela dépend des pays. Les choses fonctionnent toujours bien en Suède malgré une taxation de 50% des revenus (income tax). L’important, à la fin, est que le coût d’être formel doit demeurer en dessous de celui d’être informel. Le plus important c’est de voir si l’entreprise reste durablement dans le droit et donc dans la protection. C’est pour cela que, pour moi, si votre système de droit n’est pas transparent, vous pouvez abolir l’informalité le jour Un et la voir revenir de nouveau trois ans plus tard.