«L’argent des migrants sous la loupe des experts»

PHILIPPE DE FONTAINE VIVE, VICE-PRESIDENT DE LA BANQUE EUROPEENNE D’INVESTISSEMENT, AU QUOTIDIEN D’ORAN

«L’argent des migrants sous la loupe des experts»

par Hichem Ben Yaïche, Le Quotidien d’Oran, 31 mars 2007

La Banque européenne d’investissement (BEI), vient d’organiser à Paris, les 22-23 mars derniers, en présence de nombreux banquiers, experts, universitaires et autres spécialistes, une conférence sur « les transferts financiers des travailleurs migrants en zone euroméditerranéenne ». Les sommes en jeu sont considérables. La BEI, à travers cette manifestation, a voulu faire passer un message : faciliter les conditions économiques de ces transferts et mieux utiliser l’épargne pour le développement des pays d’origine. Philippe de Fontaine Vive, vice-président de cette institution, explique les dessous de cet enjeu, en mettant en exergue les pistes à explorer dans ce domaine. Entretien.

 

Le Quotidien d’Oran: Pourquoi la BEI, via sa filiale spécialisée dans le développement des pays partenaires méditerranéens, la FEMIP, s’intéresse-t-elle à l’argent des migrants ? Quels étaient vos objectifs en organisant cette conférence ?

Philippe de Fontaine Vive: Il y a un an, nous avions rendu publique la première étude de référence sur ce sujet, encore méconnu. Cette publication a suscité un vif intérêt, tant auprès des ministres des Finances de l’Euro-Méditerranée, qui en ont pris connaissance à Tunis en juin 2006, qu’auprès des banques qui ont commencé à offrir à ces communautés des produits adaptés à leurs besoins, ainsi qu’auprès des institutions internationales et des milieux du développement qui ont réalisé une dizaine d’études à la suite de nos travaux.

L’enjeu est en effet considérable : nous parlons de flux supérieurs à 15 milliards d’Euros annuellement envoyés au pays, soit beaucoup plus que l’aide publique au développement, que les recettes du tourisme ou que les investissements étrangers.

Nous avons donc organisé cette conférence avec un triple objectif : 1) baisser les coûts supportés par les migrants lors de leurs transferts et, ainsi, renforcer leur capacité économique envers leurs familles et pays d’origine ; 2) favoriser, les coopérations transnationales entre banques pour assurer un meilleur accès des migrants aux services financiers ; 3) explorer les conditions d’une valorisation réussie de ces flux financiers pour financer le développement des pays d’origine.

Ce faisant, la FEMIP est dans son rôle ; nous sommes, de fait, devenus la banque de développement de l’Euro-Méditerranée : notre responsabilité est donc aussi de concourir à une meilleure connaissance des mécanismes du développement pour accélérer la modernisation des économies des pays partenaires.

 

Q.O.: Quelles sont les conclusions de l’étude ? Quels sont les « chemins de traverse » de ces flux ?

Ph.F.V.: Cette étude a mis en évidence plusieurs traits caractéristiques : d’une part, l’importance de l’Europe qui constitue de loin la première source – entre 85 et 90% pour le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Turquie – des transferts reçus par les pays partenaires méditerranéens ; d’autre part, l’impact économique de ces transferts qui représentent entre 2 et 22% du PIB des pays bénéficiaires ; ensuite, le poids des flux informels qui sont de 2 à 4 fois supérieurs, selon les pays, aux transferts « officiels », eux-mêmes jusqu’à 85% effectués en dehors des circuits bancaires. Il en résulte une absence de transparence des prix et des coûts élevés (jusqu’à 16 à 20% du montant transféré) qui grèvent lourdement les communautés concernées ; enfin, l’étude éclaire sur l’utilisation de ces transferts : avec des variations selon les pays, ceux-ci sont essentiellement utilisés pour améliorer les conditions de vie des familles restées au pays : consommation des ménages (51%), éducation ou santé (18%), logement (14%). De fait, moins de 10% des transferts sont utilisés à des investissements productifs, sauf en Tunisie (18%) et en Égypte (15%).

 

Q.O.: Les sociétés de transfert d’argent (les STA, Western Union et MoneyGram, par exemple) prélèvent des coûts exorbitants sur les transferts. Comment expliquer cette situation et que peut-on faire ?

Ph.F.V.: Les STA répondent à un besoin spécifique des migrants ou de leurs familles qui ne sont pas bancarisés : celui du transfert rapide et sûr de petites sommes, en «cash-to-cash». J’observe d’ailleurs que les STA réalisent aussi des transferts pour le compte de banques qui ne disposent pas de l’infrastructure nécessaire à des paiements transnationaux. Pour faire baisser les coûts, le meilleur moteur est la concurrence dans la transparence : il s’agit de diversifier les canaux pour parvenir à la création d’un marché ouvert, capable d’offrir aux migrants une plus grande variété de produits financiers. C’est ce que l’on a observé ces dix dernières années en Amérique latine, où l’information des migrants et leur bancarisation ont divisé par deux les commissions des STA.

 

Q.O.:Comment expliquer le retard pris par les banques dans le traitement de ces flux considérables ?

Ph.F.V.:Récemment, plusieurs banques européennes (notamment ibériques), certaines caisses d’épargne, des établissements maghrébins et turcs ont entrepris de bancariser les migrants ; dans ce cadre, des partenariats Nord-Sud se sont déployés. Cependant, ces initiatives sont récentes et un certain manque de confiance des récipiendaires dans la rapidité et la confidentialité des transactions, ainsi que la faiblesse des réseaux géographiques bancaires font que les bénéficiaires font encore largement appel aux services postaux, aux agences spécialisées ou aux canaux informels.

Ainsi, les migrants et leurs familles ne se voient pas partout offrir une chaîne continue de services bancaires répondant à leurs besoins, tant en termes de transferts à un coût raisonnable, que d’opportunités d’investissement. J’observe pourtant que l’initiative existe et qu’elle n’est pas l’apanage des pays du Nord, ce qui est extrêmement réconfortant.

 

Q.O.:Pourquoi et comment la BEI peut-elle aider à la bancarisation de cet argent ?

Ph.F.V.: La bancarisation, c’est d’abord une meilleure insertion économique des migrants dans les pays d’émigration ; mais c’est aussi une baisse des coûts des transferts et l’accès à une palette élargie de services financiers dans les pays d’origine. Dans cet esprit, il faut rechercher des formules évolutives mettant en oeuvre des « services miroirs », notamment dans les domaines des transferts électroniques, du financement du logement et des opportunités de placement ; il faut aussi faciliter, dans les établissements unis par des partenariats, la reconnaissance mutuelle de l’historique bancaire et économique des clients de part et d’autre de la Méditerranée.

Mais, au-delà de cet objectif, essentiel, d’amélioration de la condition économique des migrants, la bancarisation c’est aussi la recherche systématique de coopérations entre banques des deux rives de la Méditerranée : le partage de clientèle et de réseaux, l’échange de savoir-faire entre les personnels et l’offre de produits en commun seront des puissants facteurs de modernisation des banques des pays du Sud qui auront ainsi une capacité renforcée à transformer l’épargne en investissements productifs, c’est-à-dire, à soutenir les développements.

Q.O.:Qu’en disent les professionnels et comment mettre en route cette dynamique ?

Ph.F.V.:Les quinze présidents de banques, les cinq banquiers centraux et les acteurs des transferts (comme La Poste ou les STA) que nous avions réunis à Paris ont été unanimes pour reconnaître la validité de ce « cercle vertueux » qui commence à s’enclencher, et que nous devons développer. C’est pourquoi, la première chose à faire est de susciter la réflexion sur le cadre réglementaire adéquat aux coopérations bancaires et à l’interconnexion entre les systèmes de paiement, selon des normes internationales communes qui respectent les exigences de prévention du blanchiment d’argent, tout en ne favorisant pas le recours aux circuits informels.

Pour sa part, la FEMIP accompagnera ces processus, tout d’abord en rapportant les résultats de nos travaux au Conseil ministériel de la FEMIP, dont la prochaine réunion est fixée aux 13 et 14 mai prochains à Chypre, afin d’esquisser des décisions de principe relevant de la gouvernance économique de l’Euro-Méditerranée.

En attendant, je ne doute pas que le Conseil nous invite à poursuivre, par nos financements et par de l’assistance technique, le renforcement des systèmes bancaires des pays partenaires, en vue de faciliter leur rapprochement avec leurs homologues de l’Union autour de la fourniture de services bancaire aux migrants.

Q.O.:Que faut-il faire pour que ces flux servent le codéveloppement ?

Ph.F.V.: Si nous arrivons à faire baisser les coûts des transferts et à améliorer les coopérations bancaires, nous pourrons accroître la capacité des migrants à contribuer au développement des pays d’origine. J’observe que cette évolution correspond à un besoin car, les choses changent : en effet, avec l’enracinement des communautés de migrants en Europe et l’émergence de classes moyennes dans les pays d’origine, les aspirations économiques des migrants évoluent vers une utilisation plus productive des transferts.

De ce point de vue, j’identifie deux domaines principaux d’action : le refinancement des banques des pays d’origine par le recours à la titrisation (à l’instar de ce qu’ont développé les banques turques pour plus de 13 milliards de dollars), et le développement de produits d’investissement à risques, conciliant altruisme et rémunération: par exemple, dans le secteur de la microfinance.

La FEMIP, qui a déjà développé une expertise dans le financement des institutions de microfinance au Maroc et en Tunisie, est heureuse d’avoir pu contribuer à une double prise de conscience par cette conférence : il faut essayer de créer un lien entre communautés de migrants et microfinance comme cela s’est déjà fait en Amérique latine et en Indonésie, par exemple ; il faut aussi rendre plus attractif l’investissement au pays d’origine qu’il ne l’est dans le pays de migration.

Dans cet esprit, nous devons appuyer le développement de systèmes d’information aux migrants sur les différents canaux de transferts disponibles et les opportunités d’investissement qui y sont couplées ; d’autre part, il faut soutenir les expériences de fonds d’investissements à risques, du type de celles qui sont d’ores et déjà développées en Europe, par exemple aux Pays-Bas, qui offrent aux communautés de migrants une gamme élargie d’investissement dans des entreprises de croissance au pays.