Boumerdès, deux semaines après la catastrophe

Boumerdès, deux semaines après la catastrophe

La ville fantôme suffoque

Par Amel Hadjab, Le Jeune Indépendant, 8 juin 2003

En ce week-end caniculaire, Boumerdès n’était que l’ombre d’elle-même. Une chaleur étouffante est venue alourdir un quotidien déjà insupportable et forcer les rescapés du sinistre à rester dans leurs tentes. En sillonnant la ville fantôme qui dort encore sous les décombres, une impression d’étouffement vous prend à la gorge. Une détresse criante s’est emparée de cette ville belle et majestueuse dont la nature a su séduire toutes les âmes connaisseuses. On étouffe un sanglot de désespoir et de tristesse pour des parents, amis et voisins disparus avec qui on partageait les joies et les malheurs, qu’on côtoyait dans les bureaux ou qu’on rencontrait sur des bancs publics, à l’heure du déjeuner, face à la mer. Cette mer vers laquelle certains, surtout des enfants, retournent avec beaucoup d’efforts pour noyer leur peine ou laver leur immense chagrin et chasser de leur esprit l’image d’une mère, d’un père, d’un frère ou d’une sœur qu’on ne reverra jamais car écrasés par des tonnes de béton qui ont cédé trop facilement à la secousse. On lutte aussi contre le souvenir d’un sourire ou des dernières paroles d’un être cher qui a rendu l’âme alors que ses amis tentaient désespérément de lui porter secours et de le délivrer de la mort. Leurs yeux innocents et choqués trahissent un cauchemar qui ne cesse de continuer.

Hécatombe, modèle réduit Salima, Nadia, Lila, Sihem et Amel semblent étourdies par tous ces malheurs qui accablent leur ville et leur pays. Sur le seuil de leurs 15, 16 et 17 fleurissantes années, elles ne voient défiler que la terreur et l’improbable survie. Elles restent, à longueur de journée, allongées sous les tentes qui leur servent de cachettes ou assises sur les petites chaises placées à l’entrée de leurs abris. La mort subite a, fort heureusement, épargné leur famille proche mais elle leur a laissé le cœur meurtri et la jeunesse gâchée. En notre présence, elles se sont efforcées de sourire, sans doute par pure politesse. Cependant, l’envie de discuter leur faisait défaut. Hébergées dans un campement pris en charge par le service des œuvres sociales de Sonatrach, ces jeunes filles habitaient auparavant la cité des 1 200-Logements. Nadia prépare cette année son bac mais elle ne se fait pas trop d’illusions. Sa voisine Sihem, l’air déçu, a déclaré qu’elle ne comprenait rien aux déclarations des responsables. «Ils annoncent au départ la suppression de l’examen du BEF puis ils reviennent facilement sur leurs déclarations pour dire que l’épreuve est maintenue. C’est incroyable !», a-t-elle laissé échapper avec colère. Elle se consolera toujours avec la même idée, celle d’avoir échappé au pire. «Cela n’est pas aussi grave», répète-t-elle.

En parlant de leur malheur, nos interlocutrices semblent donner l’image d’un «modèle réduit» d’une hécatombe jamais connue dans la région.

Quand la voisine fait office de… maman

Nassim figure parmi les déshérités qui, du haut de ses 14 frêles années, fait face avec un grand courage à la perte de sa mère et de sa sœur. Pour cacher son martyre dont il n’ose pas parler, ce petit garçon au visage joufflu ne fait rien d’autre que sourire. Tout ce qui lui reste après cette tragédie est un père désemparé et un frère, Adel, âgé de 16 ans, devenu amnésique.

Nous avons évité de parler à Nassim de ses regrettées mère et sœur. Mais sa voix étouffée et ses yeux rougis prouvent que ce garçon est prêt à «céder» à la moindre occasion. Il ne veut pas parler des études parce que cela lui importe peu. Il envisage de faire un saut à la mer et d’y emmener ses petites voisines si le cœur leur en dit. Mais lorsqu’il se sent vraiment désarmé et seul, il préfère rendre visite à ses deux «tatas», Samia et Hafida. Il se met toujours à côté de l’une d’elles et n’en s’éloigne pas. Il reste là des heures entières sans se rassasier de cette chaleur maternelle qui lui fait désormais défaut.

Les filles se montrent très gentilles avec lui et se sont mises à le materner, à leur tour. Leurs mères, déchirées par la tristesse de leurs voisines perdues, font de leur mieux pour éviter à cet enfant de sombrer dans le désespoir. Pour elles, tout passe. Elles n’accordent presque aucun intérêt à leur situation même si elles suffoquent de chaleur ou souffrent du manque de sanitaires. «Ce n’est pas grave ! Vous savez, on comprend que l’Etat soit dépassé… Ce qui compte, c’est que l’on soit sorti indemne», disaient-elles, en cachant difficilement leur déception. Pour Lila et Hafida, toutes deux mères de famille et cadres à Sonatrach, ce n’est pas un problème que les familles vivent séparées, les femmes d’un côté et les hommes de l’autre. Samia et ses filles partagent une tente avec leur voisine Hafida et ses deux filles aussi. Les hommes sont claustrés dans une petite tente mitoyenne pour veiller sur leur sécurité.

Chaque groupe prend soin de l’autre et c’est vraisemblablement une chance de pouvoir le faire. «Nous avons renoncé à notre vie intime et appris à vivre en communauté», a confié Lila avec satisfaction.

Nous étions regroupés sous une tente qui attire la chaleur comme la lumière captive inlassablement les moustiques. Nos interlocutrices ne parlent de rien d’autre que du séisme et de ses répliques qui continuent de semer la terreur parmi la population. A un moment donné, une petite brise a fait tomber une photo. Samia s’est précipitée pour la ramasser avant que le vent ne l’emporte. Elle revient à sa place, prend la peine de la regarder et ses yeux se sont spontanément emplis de larmes. Elle contemple la photo avec affliction puis nous déclare que c’est une amie de sa fille qui est «partie». Elle n’osera même pas dire qu’elle est morte tant la réalité lui est cruelle. Ces larmes nous ont dissuadés et nous avons préféré quitter les lieux pour ne pas raviver des douleurs que ceux qui les portent tentent d’enfouir au plus profond d’eux-mêmes.

«Que signifie une croix verte ?»

Face à la cité des 800-Logements se dresse un autre campement qui compte des dizaines de familles. Deux familles voisines de palier ont choisi de se mettre côte à côte au campement. Elles ont même aménagé un petit espace commun qui leur sert de terrasse. Après le déjeuner, les deux familles se retrouvent pour discuter. Leurs membres n’hésitent pas à monter dans leurs appartements pour quelque raison mais ne s’y attardent jamais, malgré les déclarations des experts du CTC qui leur ont affirmé que les immeubles de cette cité sont classés verts. Les chefs de famille ne veulent rien entendre de ces paroles qui n’ont été accompagnées d’aucun document officiel.

«Ils sont venus consulter et ont vu que nos immeubles étaient fissurés de partout. S’ils disent que nos appartements sont classés verts et qu’il n’y a aucun risque, ce ne sont que des paroles. Si on me donne un document officiel qui affirme que cette habitation n’est pas menaçante, je retournerai dans mon appartement. Autrement, je resterai ici», a rétorqué violemment un des chefs de famille.

Rien ne pourra dissuader ces familles effrayées, même pas la vue de leurs petits, baignant dans leur sueur. Le petit Nadjib n’aurait pas fini son bol de chorba n’était la faim qui le tiraillait. A la cité du 11-Décembre, là où l’on voit les «fameuses» habitations transformées en mille-feuilles, de même qu’aux coopératives immobilières qui l’avoisinent, le décor est le même depuis la catastrophe. Deux semaines plus tard, rien n’a changé. Les anciens habitants de ces quartiers y reviennent, hasardeux, pour emporter quelques effets personnels, bravant les risques. L’un d’entre eux s’est approché de nous, pour dénoncer la lenteur avec laquelle opèrent les pouvoirs publics. Notre interlocuteur a confirmé le passage des experts du Contrôle technique des constructions mais il regrette que ces derniers ne travaillent pas en collaboration avec les présidents des coopératives immobilières qui connaissent aussi bien les survivants que ceux qui ont péri dans leurs quartiers :

«Nous connaissons tout le monde dans ces quartiers et nous aurions pu fournir une liste complète des victimes et des sinistrés pour barrer la route aux profiteurs qui se sont immiscés parmi nous ; mais personne ne nous a consultés pour vérifier les listes qui ont été dressées».

Nous avons appris par la suite que les présidents des coopératives immobilières affectées par la catastrophe se sont retrouvés, jeudi soir, pour discuter de la situation. Reste à savoir si leurs remarques et conclusions seront associées aux décisions qui porteront sur la prise en charge des sinistrés.

La mer… exorciste ?!

Nous avons continué notre chemin pour aboutir sur le front de mer, où étaient visibles des amas de poussière, se dégageant des décombres des premières cités déblayées. C’est un site immense où reposaient, tel un cimetière, les restes des maisons qui abritaient autrefois une vie et des familles. Incrédules, peut-être, ou inconscients, quelques garçons jouaient sur la plage alors que les plus jeunes se baignaient. La ville, quant à elle, semblait s’être vidée de toute vie. Même la résidence universitaire mixte qui apportait son lot d’ambiance à une agglomération qui ne dormait jamais en été s’est éteinte peu à peu avec le départ de ses locataires. Ces derniers avaient comme délai le 25 mai dernier pour quitter leurs chambres. Les raisons sont apparentes. D’une part, les circonstances actuelles. De l’autre, la décision de report des examens prononcée par le ministre de l’Enseignement supérieur.

Les Bordjiens au secours des Boudouaouis

Boudouaou était plus animée que le centre de Boumerdès. La vie semblait reprendre timidement ses droits. Le centre-ville a retrouvé une animation presque habituelle. Les commerces ont rouvert, contrairement à Boumerdès où quelques boutiques, notamment des fast-foods et des vendeurs de glace, ont repris leurs activités pour parer au plus pressé.

Le travail de solidarité entrepris par des associations caritatives ne s’est pas arrêté pour autant. A l’école primaire Mohamed-Tébessi, un groupe constitué de cadres et de techniciens formant l’association «Solidarité sociale» se démène depuis plusieurs jours pour nourrir des centaines de sinistrés et de déshérités frappés par le même malheur. Cette association est arrivée sur les lieux deux jours après le séisme, en provenance de Bordj Bou Arréridj.

Aidée dans sa noble mission par la wilaya, qui a mobilisé certains de ses cadres, voire aussi le chef cuisiner de la résidence de wilaya, cette association a décidé de faire le déplacement pour «venir en aide à des frères et sœurs algériens, victimes du sort».

En habituée des élans de solidarité qu’elle organisait durant le mois sacré de Ramadhan, «Solidarité Sociale» fournissait tout au long des deux semaines qu’elle a passées à Boudouadou plus de 4 600 repas pour des centaines de familles sinistrées qui se trouvent à proximité des cités 605-Logements et 800-Logements, au collège Chahid-Berouaken et au complexe Soltani. Les quantités importantes de produits mises à la disposition de cette association proviennent de donateurs traditionnels et connus dans la wilaya de Bordj Bou Arréridj. Ces derniers se sont vraisemblablement montrés très généreux en la circonstance et «ont fait preuve d’une disponibilité financière dépassant tout entendement», soutient avec fierté un cadre bénévole.

Plus de 20 femmes habitant dans le voisinage ont été sollicitées pour participer à l’opération. «Seuls, nous n’aurions pas pu nous en sortir», ajoute le même responsable. Le travail de cette fourmilière prenait 21 heures chaque jour. Il commençait à 4 heures du matin et ne s’arrêtait que vers minuit passé. Une organisation parfaite qui permettait aux cuisiniers de préparer des repas deux fois par jours et de les distribuer aux sinistrés, voire même à des familles nécessiteuses qui venaient demander un repas chaud. Cette caravane de solidarité bénéficiait d’une autonomie extraordinaire, car dotée de ses propres groupes électrogènes, de bouteilles de gaz butane, de citernes d’eau, de bougies et même d’un stock de boîtes d’allumettes.

Elle a fourni un effort colossal dont elle peut se vanter. Mais ses militants préfèrent rester humbles et modestes et surtout remercier les bienfaiteurs qui ont toujours répondu présents au moindre appel de solidarité. L’association, estimant qu’elle a accompli son devoir «et rien d’autre», a plié bagage. Mais elle a tenu d’abord à s’assurer que les familles qu’elle a secourues continueront à être prises en charge. Elle a reçu l’engagement des autorités de Boudouaou que le travail sera poursuivi et ce n’est qu’à ce moment-là que ses membres sont repartis le cœur léger. A. H.