L’affaire Mécili, ou l’actualité d’un livre essentiel

L’affaire Mécili, ou l’actualité d’un livre essentiel

par José Garçon, Algeria-Watch, 5 juillet 2017

Comment l’équation personnelle de Hocine Aït-Ahmed transforme le portrait d’un ami et cadre politique d’exception assassiné en une réflexion unique sur les épisodes qui, dès 1962, ont conduit un régime militaire à confisquer la souveraineté des Algériens.

Il est des anniversaires lourds de sens. Il y a trente ans, le 7 avril 1987, Ali/André Mécili, avocat au barreau de Paris et porte-parole de l’opposition algérienne, est assassiné en plein Paris sur ordre des services secrets algériens. Trente ans plus tard, malgré le combat de sa femme Annie et de ses proches, ce crime reste impuni. Pire : trois décennies après que Paris ait réexpédié le tueur présumé à Alger deux mois après son forfait, la Cour de cassation prononçait un « non lieu ». Illustration parfaite d’une raison d’État qui n’a eu de cesse d’étouffer cette affaire. Du coup, la famille d’Ali Mécili n’a plus qu’un recours : saisir la Cour européenne des droits de l’homme.

Trente ans après le meurtre, un nouveau combat commence donc. Il est soutenu par la réédition aux éditions La Découverte de L’Affaire Mécili de Hocine Aït-Ahmed, grande figure de la lutte de libération algérienne et opposant historique au régime militaire.

Paru pour la première fois en 1989, cet ouvrage est celui d’une cohérence : celle personnelle, politique et éthique de ce dirigeant politique lui même disparu le 23 décembre 2015. Et c’est dans ce triple contexte qu’Aït-Ahmed le publiera.

Contexte personnel

L’assassinat d’Ali Mécili est en premier lieu une tragédie personnelle pour Dal’Ho. Bien sûr, ce n’est pas, loin de là, la première exécution commanditée par la police politique du régime. « L’assassinat, rappelle-t-il, s’est très tôt imposé en Algérie comme une procédure normale de règlement des conflits. »

Mais l’exécution d’Ali n’est pas, ne peut être pour lui un assassinat ciblé « de plus » : c’est l’un des coups les plus durs qui ait frappé ce dirigeant politique qui ne les comptait pourtant plus.

Cette exécution lui enlève son meilleur ami, son complice de toujours en tout, l’homme et le militant en lequel il a une confiance totale et en lequel il voit, dans un pays où le passage de témoin est crucial, une relève générationnelle naturelle pour leur parti, le Front des forces socialistes, fondé en 1963. Dès lors, sa priorité est de faire revivre la personnalité incroyablement riche et complexe de Ali/André ainsi que son itinéraire personnel et politique. Ce sera pour Aït-Ahmed un devoir de fidélité et d’amitié incontournable. Y compris à l’égard de la famille d’Ali.

Contexte politique

Cette exécution est aussi un séisme politique. Non seulement les services secrets algériens liquident froidement un de leurs opposants en plein Paris, mais ils le font en toute impunité. Aït-Ahmed est révulsé par la complicité indécente de deux raisons d’État qui, en France et en Algérie, se liguent toujours pour le pire : imposer une omerta sans faille. « Il faut, note-t-il, empêcher toute critique, même de pure forme, de l’ancien colonisateur qu’on dénonce à longueur de discours pour mieux obtenir son silence. On l’a vu à chacun des coups de force qui ont jalonné l’histoire de notre pays. »
Dès lors, révéler les méandres d’une enquête qui mène tout droit à la Sécurité militaire (devenue DRS puis DSS), et les rapports malsains qui lient le régime algérien à l’ancienne puissance coloniale est un devoir de mémoire. « Il faut, répète Aït, empêcher Alger de faire en sorte que ce crime n’existe pas, qu’il soit rayé des mémoires. »

C’est une responsabilité politique majeure pour ce dirigeant qui dénonce sans trêve l’autoritarisme d’un pouvoir militaire qui « dès l’indépendance, a organisé l’amnésie pour priver les Algériens de leur Histoire ». Aït est en effet animé par une conviction inébranlable : « Le passé est indispensable pour décrypter le présent et prévenir l’anéantissement de l’avenir. » Même si il n’en souffle jamais mot, il sait de quoi il parle : il en a été lui même la première victime.

edoutant sa légitimité populaire et révolutionnaire, le pouvoir a tout fait pour salir et effacer de l’Histoire celui qui fut l’un des libérateurs de son pays. « Démystifier, briser l’omerta, écrit-il, est un enjeu prioritaire pour comprendre la nature du système et, partant, l’origine de la crise qui dévaste notre pays. »
Une exigence politique que Dal’Ho résumera dans la préface de la deuxième édition de L’Affaire Mécili publiée en 2007 : « Il fallait rendre Ali Mécili à son histoire. Et aux Algériens. »

Contexte moral et éthique

Un an et demi après l’assassinat d’Ali/André Mécili, la révolte d’octobre 1988 ébranle toute l’Algérie. La répression fait au moins 500 morts. Mais le régime militaro-policier craque de toutes parts. Renonçant au parti unique, il est contraint de concéder le multipartisme. Hocine Aït-Ahmed sait que son « retour au pays » après plus de vingt ans d’exil est une question de mois : cette « ouverture » arrachée au pouvoir est source d’espoir et il faut y participer. Pas question pour autant de laisser Alger, maître dans l’art de diffuser des fausses rumeurs, prétendre qu’il aurait « négocié » son retour contre une certaine « amnésie » du meurtre de Mécili.

Publier L’Affaire Mécili devient dès lors une obligation morale pour celui qui a toujours placé l’éthique au cœur de la politique au point de se résoudre difficilement aux lâchetés individuelles et collectives. Message d’insoumission clair, la première édition du livre sortira ainsi quelques mois avant son retour triomphal en Algérie en décembre 1989.

Regard « de l’intérieur » et distancié

En dépit de ce triple contexte, on ne peut réduire ce livre à une « enquête policière scandaleuse » (première partie), elle-même très édifiante sur « la complicité des raisons d’État » (troisième partie).
Intitulée « Le long combat d’Ali Mécili pour la démocratie », sa deuxième partie constitue un témoignage fondamental car de première main sur l’origine de la crise multiforme (politique, sociale et de légitimité) dont l’Algérie semble ne jamais devoir sortir. Une crise dans laquelle un régime prédateur, qui ne pense qu’à tout contrôler et à tout bloquer dans le seul but de durer, a plongé tout un pays et toute une société.

L’auteur situe en effet l’exécution d’Ali dans l’histoire de l’Algérie et de sa révolution trahie. Cela peut sembler banal s’agissant de deux hommes dont l’itinéraire est indissolublement lié à l’Histoire de leur pays. Ce qui l’est moins, c’est le regard à la fois « de l’intérieur », distancié et apaisé que seul Aït-Ahmed possède. Car ce dirigeant, qui a toujours préféré incarner la société que l’État, aura été un militant, un organisateur, un diplomate, un stratège, un opposant, un humaniste, un universaliste qui aura mené de pair – et dans l’ordre – réflexion, pédagogie politique et action.

Cette équation personnelle très singulière faite d’idéalisme et de pragmatisme – « faire avec ce qui existe et changer la donne », répétait-il –, irrigue toute L’Affaire Mécili. Elle transforme, informations inédites à l’appui, le beau portrait d’un ami et d’un cadre politique d’exception assassiné, en une réflexion sur les épisodes qui, dès 1962, ont conduit le régime militaire à confisquer la lutte et la souveraineté des Algériens.

Suite des Mémoires d’un combattant

Du coup, L’Affaire Mécili, qui englobe les événements clés de l’Algérie contemporaine – y compris la guerre contre les civils et les terribles exactions de la décennie 1990 dans la préface de l’édition 2007 –, apparaît comme la suite de ses Mémoires d’un combattant, publiées en 1983 et qui couvraient uniquement la période 1942-1952.

Plus qu’un discours de vérité, c’est une lumière crue qui est jetée sur les pratiques du système. Citons seulement deux exemples : le récit de l’enrôlement d’Ali – bien malgré lui – chez les « Boussouf’s boys », le service de renseignement de la jeune révolution algérienne, c’est aussi celui de la dérive d’une police politique. Le chapitre sur « Mécili et notre arrestation » renvoie à l’audace et à la lucidité qu’il fallut, dans l’euphorie de la première année de l’indépendance, pour oser revendiquer le pluralisme politique et contester le parti unique triomphant. « L’indépendance n’est pas seulement la substitution d’un système autochtone au pouvoir étranger », écrit Aït-Ahmed.

En réalité, L’Affaire Mécili est à l’image du combat qui a toujours guidé Aït-Ahmed comme Mécili : celui d’une dialectique entre libération nationale et libertés démocratiques, entre refus de toute compromission et proposition permanente de solutions politiques et pacifiques pour sortir de l’impasse et pour une démocratisation de l’Algérie.

Audacieux et visionnaire

En ce sens, l’actualité de ce livre saute aux yeux : à travers un récit sans tabou, ne s’embarrassant pas de l’historiographie officielle et ne craignant pas d’être à contre-courant des dogmes et autres idées reçues, l’auteur sème des idées, des principes, des valeurs. Il lègue des convictions et une méthode pour que l’Algérie devienne enfin ce qu’elle aurait pu être : ouverte, pluraliste et démocratique.

Il faut lire, ou relire, L’Affaire Mécili. Ceux qui n’ont pas connu Ali/André Mécili y rencontreront une personnalité atypique à la fibre libertaire forte, abominant apparatchiks et embrigadement, enlevée trop tôt aux siens par un assassin et ses commanditaires qui ignorent jusqu’à l’existence même des valeurs pour lesquelles il s’est battu.

On y découvrira aussi en Hocine Aït-Ahmed le dirigeant politique audacieux et visionnaire qui a toujours su canaliser son sens inné de la révolte et de la rébellion dans des stratégies pour agir. « Tu as fait, Ali, de la politique avec l’enthousiasme de ceux qui croient que ce sont les utopies qui font l’Histoire. À condition bien sûr que ces utopies soient enracinées dans la volonté, l’action et le contact avec le réel », dira Dal’Ho à son complice Ali/André lors d’une commémoration de sa disparition au Père Lachaise. De toute évidence, un énième message, glissé à tous les Algériens de celui qui aura incarné durant plus d’un demi-siècle à la fois le passé de son pays et l’espoir d’un changement.