Algérie : Hier, Aujourd’hui, Demain Algérie : Hier, Aujourd’hui, Demain

Algérie : Hier, Aujourd’hui, Demain

Consolidation autoritaire et islamisme

Rachid Tlemçani*, El Watan, 20 juillet 2006

La vague démocratique des années 1990 a balayé de nombreux régimes autoritaires, notamment dans les pays de l’Europe de l’Est. Dans le monde arabe, cette vague a donné naissance à des régimes politiques qui sont très difficiles à expliquer et modéliser.
Ces régimes ne sont ni autoritaires ni démocratiques, ils possèdent toutefois des caractéristiques des deux systèmes politiques. Contrairement au discours ambiant, ces systèmes politiques ne sont pas des régimes en transition démocratique, mais de nouveaux types de régimes combinant l’opacité dans la prise de décision et une démocratie de façade. Les risques politiques qu’une compétition libre et ouverte pourrait entraîner ne font pas partie des règles du jeu. Mouloud Hamrouche, cet enfant terrible du système, disait souvent que le jeu démocratique en Algérie était fermé avant même la tenue du scrutin. Il est bien admis aujourd’hui que c’était le cabinet noir qui arrêtait les résultats éIectoraux. Les caractéristiques essentielles de ce néo-autoritarisme rampant dans une économie de bazar et qui reste, toutefois, à définir analytiquement, sont les révisions constitutionnelles, la faible productivité, la fermeture du champ audiovisuel, l’état d’urgence, la privatisation de l’Etat, la corruption et l’Islamisme comme mode de régulation sociale.

L’instabilité constitutionnelle

Le SG du FLN, Abdelaziz Belkhadem, connu pour être beaucoup plus un islamiste qu’un démocrate, fut promu chef du gouvernement à la veille de la célébration du 41e anniversaire du coup d’Etat miliaire du 19 juin 1965, dont un de ses artisans n’était que le président Abdelaziz Bouteflika, qui fut, par ailleurs, le plus jeune des 26 membres du « Conseil de la Révolution ». Ce choix n’est pas vraiment fortuit. Il symbolise la victoire du populisme conservateur sur la mouvance démocratique et républicaine. Comme priorité, le nouveau chef du gouvernement doit mener à terme la révision constitutionnelle, tant souhaitée par le président de la République. Une telle révision lui permettrait d’achever, semble-t-il, « sa mission historique ». Notons que chaque chef d’Etat (Ahmed Ben Bella, Houari Boumediène, Chadli Bendjedid et Liamine Zeroual) avait une constitution, taillée sur mesure. Paradoxalement, la révision de la loi fondamentale de toute une nation n’est pas initiée par un Parlement élu « démocratiquement », mais par un parti politique, de surcroît, par la fraction conservatrice de l’ex-parti unique. Ce grand projet qui est élaboré dans la plus grande opacité, à l’instar des autres tels que les opérations de privatisation, les négociations avec l’OMC, la loi sur les hydrocarbures et la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, viserait à renforcer Ia fonction présidentielle tout en supprimant la limitation des mandats présidentiels. L’Algérie serait en net recul par rapport même à la Constitution de 1989 qui, faut-il le rappeler, avait mis fin à Ia rééligibilité indéfinie des chefs d’Etat. Dans un tel cas de figure, l’Algérie risquerait de consacrer une sorte de « césarisme présidentiel » à l’instar des autres pays arabes. Cette normalisation de type constitutionnelle constitue un des éléments clefs de ce nouveau régime. Elle est supposée conduire à la stabilité politique perçue comme un préalable à la sécurité énergétique mondiale. C’est dans cette perspective d’ailleurs que les puissances financières et géopolitiques soutiennent l’émergence de ce néo-autoritarisme.

Modernité et développement national

Un bref bilan de la situation actuelle du pays nous rappellerait étrangement celle qui a motivé le groupe d’Oujda à perpétrer le coup de force de 1965. « La mauvaise gestion du patrimoine national, la dilapidation des deniers publics, l’instabilité, la démagogie, l’anarchie, le mensonge et I’improvisation se sont imposés comme des procédés de gouvernement », lit-on dans la proclamation du Conseil de la révolution, conseil dirigé par le Colonel Houari Boumediène. Quatre décennies plus tard, Ia nature du régime politique algérien n’a pas foncièrement changé puisque la lancinante question de la modernité se pose avec acuité aujourd’hui comme hier, pour ne pas dire plus qu’hier. Si les pays arabes dirigés par les cliques de colonels avaient une tendance à être nationalistes, laïques, industrialistes, antidémocratiques ou anti-impérialistes, ce n’est pas le cas du règne des généraux et des maréchaux. Ces derniers, par contre, ont tendance à être anti-industrialistes ou électoralistes tout en parvenant à s’accommoder tant bien que mai avec les forces sociales soutenant l’économie informelle et l’Islam politique au détriment des forces productives. On dit souvent que le régime des colonels était craint à défaut d’être respecté, ce n’est pas le cas du régime des généraux. La déliquescence de l’Etat est telle que l’Etat est aujourd’hui qualifié dans Ia rue de « dawlat tawaïne » ou de « tague ala min tague » en évoquant Ia « guerre de tous contre tous » de Hobbes. Le principe caractérisant l’ouverture économique du moins d’Etat s’est substitué au principe du mieux d’Etat alors qu’en Europe, c’est ce dernier principe qui est devenu le slogan mobilisateur de toutes les forces politiques pour faire face au néolibéralisme Coe hier, le discours officiel déclare hors-la-loi tout ce qui n’est pas digne d’être intégré dans son projet de sortie de crise. Le pouvoir est toujours convaincu de sa « mission historique » et qu’il est en avance sur sa société. Le pouvoir, issu de Ia lutte anticoloniale, se considère « hors d’atteinte de la régression historique » et de l’erreur. Une telle vision volontariste et discriminatoire est présentée comme une simple modalité technique nécessaire au succès de Ia modernisation En dépit des énormes erreurs commises lors de l’industrialisation, les bâtisseurs de ce modèle se considèrent toujours comme les architectes de Ia démocratisation et de Ia modernité.

La situation qui prévaut actuellement est pire, d’une certaine manière, que celle des années 1960 et 1970. L’Algérie, à l’époque, était perçue comme étant située dans l’antichambre de Ia modernité au même titre que les pays européens du Sud de la Méditerranée et les pays de l’Asie du Sud-Est. L’écart de développement entre ces pays et l’Algérie est devenu aujourd’hui immense. Plus-problématique encore, il ne cesse de se creuser puisque le pouvoir n’ a pas de projet de société en dépit de Ia réunion des conditions objectives permettant de faire entrer le pays de plain-pied dans Ia modernité. Le taux de productivité algérienne, par exemple, figure parmi les plus faibles dans le monde. Ce taux figure, en effet, à la 85e place sur 93 pays étudiés en 2004. Le PIB per capita est un autre indicateur dévoilant les contre-performances de l’économie algérienne en dépit des indicateurs macroéconomiques positifs que les officiels ne cessent d’afficher pour attirer le capital international, hors hydrocarbures. En 1985, l’Algérie avait un PIB par habitant supérieur à celui du Portugal. Aujourd’hui, le PIB par tête de ce pays est 7 fois plus élevé que celui de l’Algérie.

Plus grave encore, la dépendance de l’économie nationale vis-à-vis des fluctuations du marché pétrolier s’amplifie au gré des conjonctures politiques internationales. L’Algérie, un pays riche en ressources naturelles et humaines, et de par sa grande expérience dans Ia lutte antiterroriste, n’est pas pour autant perçue comme un nouvel acteur régional mais comme un simple enjeu énergétique et sécuritaire. Un développement économique sans les libertés individuelles et collectives caractérisait, en effet, d’une certaine manière l’Algérie d’hier ce n’est pas le cas pour l’Algérie d’aujourd’hui. Dans Ia période actuelle, Ia croissance tirée par l’inflation externe n’a pas conduit à un développement économique national et encore moins au respect des droits de l’homme et du citoyen. Il ne peut y avoir de développement économique sans démocratie et libertés publiques, telle est Ia leçon qu’on peut tirer des opérations de dé-industrialisation et dé-nationalisation en cours dans de nombreux pays arabes. Très étrange, à l’heure de Ia relance du nationalisme économique en Amérique Latine et Ia mise en place de mesures rigoureuses de protectionnisme dans les pays occidentaux, les cheïkhs arabes ont montré une fois encore leur incapacité à s’allier à Ia dynamique du mouvement historique. Le rôle économique de l’Etat est primordial notamment en ce temps de globalisation où les défis de Ia croissance et du développement social et économique sont énormes. Est-il un hasard que le monde arabe accuse un déficit démocratique considérable par rapport aux autres ensembles régionaux en dépit que 60% des réserves pétrolières et 30% de réserves gazières dans le monde se trouvent dans cette région ?

La résolution des conflits frontaliers entre tribus se fait toujours par Ia violence. Les affrontements violents opposant en juin 2006 deux tribus à la bande frontalière entre Djelfa et Laghouat nous rappelait une fois encore que le tribalisme est toujours en vigueur. Les conflits sur le foncier ne sont pas nouveaux dans Ie monde rural et tribal. Dans un système politique où Ie pouvoir a consacré, pendant des décennies, Ie localisme et Ie clanisme, comme mode de gestion, il n’y a rien d’étonnant à ce que Ia question agraire demeure au centre de toutes les rivalités. Ce constat traduit clairement l’état d’arriération politique de Ia société. La question agraire doit être repensée en « articulation avec les mutations du travail ouvrier pour faire face aux défis de la globalisation », recommande Samir Amin dans son récent ouvrage, Les luttes paysannes et ouvrières face aux défis du XXIe siècle. La situation de l’audiovisuel d’un pays est un autre indicateur important permettant de mesurer son état d’ouverture au monde. Pour rappel, tous les pays dans les années 1960 avaient, en effet, pratiquement une seule chaîne de télévision. En Algérie, il y’ avait Ia RTA. Quarante ans plus tard, le nombre de chaînes TV et radios a explosé en Europe et ailleurs. Ce phénomène n’a pas perverti pour autant la démocratisation, comme le prétend le pouvoir algérien. Bien au contraire, l’ouverture du champ audiovisuel a joué un rôle fondamental dans Ia consolidation de la démocratie dans Ie monde. En revanche, il est malheureux de constater que dans notre pays, Ia RTA n’a pas vraiment changé de vision et de fonctionnement. La chaîne nationale continue de diffuser le même discours, un discours déconnecté de la réalité. Comme changement important, on n’a pas trouvé mieux à faire que de créer deux nouvelles chaînes étatiques, Canal Algérie et A3. La mission essentielle de ces chaînes reste, toutefois, l’amplification d’un discours conservateur religieux pour Ie rendre plus crédible dans « l’apparente domination du fait religieux », (Mohamed Arkoun), apparence présentée comme une alternative sociétale. La fracture numérique continue, entre temps, de se creuser profondément. L’Algérie rate une fois encore sa rencontre avec l’histoire.

Privatisation de l’État et corruption

Des journaux de la presse indépendante citent quasi-quotidiennement des faits et des noms liés à des opérations d’accaparement de l’argent et de biens publics et la fuite des capitaux. Ces révélations rencontrent peu ou presque pas d’échos des personnes et des institutions incriminées et ne font pas réagir les assemblées élues et la justice. Il faut dire que la prédation de l’argent et du patrimoine public ont toujours existé, y compris au temps des années de plomb. Chaque période politique « géra » à sa manière ce « dossier rassembleur ». Ce phénomène a pris toutefois une grande dimension ces dernières années. A un tel point que l’image de l’AIgérie à l’extérieur finit par être celle d’un pays gangrené par les passe-droits, le bakchich et les abus de biens sociaux. Abdelaziz Bouteflika n’avait-il pas fait « la lutte contre la corruption et les biens mal acquis », Ie thème de sa campagne électorale en 1999 ?Selon une enquête de la Banque mondiale, rendue publique en 2004, « 75% des entreprises algériennes reconnaissent avoir versé de pots-de-vin lorsqu’elles ont affaire aux agents de l’Etat ». Le prix de cette corruption « représente en moyenne 6% du chiffre d’affaires des entreprises ». Selon l’indice de perception de Ia corruption élaboré par Transparency International, l’Algérie était classée en 2004 à Ia 97e place sur 146 pays inscrits sur cette liste. Des organisations internationales qualifient Ia corruption d’endémique dans notre pays. Le montant de la fuite des capitaux s’élève officiellement à 500 millions de dollars par an. Mais, selon d’autres estimations plus proches de Ia réalité, ce montant se situerait entre 2 à 5 milliards de dollars. Il est proportionnel à Ia fois aux recettes du pétrole, aux devises consacrées aux importations, aux pots-de-vin dans les cadres des grands marchés publics et dans les grands contrats d’armement. Ce qui est encore plus problématique, c’est que la grande corruption ne fait que s’accroître en dépit de l’élaboration de plusieurs lois spécifiques destinées à la lutte contre ce fléau social. Le rejet par les députés et les sénateurs de l’article 7 de la loi de prévention et de lutte contre Ia corruption nous éclaire un peu mieux sur la relation existante entre ce phénomène et Ia culture politique des élites régnantes. La corruption est l’institution pivotale dans le processus de ia consolidation de l’autoritarisme. Sans grande surprise, des puissances financières et des oligarchies se sont mises en place aujourd’hui dans l’économie du bazar. Ces nouveaux pouvoirs dans lesquels se côtoient allégrement Ie turban et le képi sont mêmes parvenus à verrouiller le paysage à la fois social, économique, politique et médiatique. Le front social est ainsi en ébullition, des grèves à répétition dans plusieurs secteurs d’activités et des émeutes dans tous les coins du pays. Un ras-le-bol généralisé caractérise la société, plus particulièrement l’Algérie profonde, celle des 12 millions d’habitants vivant de moins de deux dollars par jour. Le redéploiement sécuritaire à travers Ie pays au détriment de la promotion de la société civile a, d’ailleurs, de plus en plus des difficultés à domestiquer la grogne populaire à laquelle les journaux télévisés tournent le dos allégrement. Le pouvoir liberticide est arrivé à ses limites congénitales.La levée de l’état de siège est un préalable pour Ia sortie de crise qui devrait se concrétiser par un Etat fort, non pas au sens répressif du terme, mais consensuel. Un Etat qui serait en mesure de garantir une large participation citoyenne à Ia chose publique. A cette fin, une autre représentativité s’impose pour empêcher Ia fitna en perspective que la Grande Mosquée d’Alger aurait du mal à contenir. Dans un tel cas de figure, l’Islamisme radical serait au rendez-vous. Pour éviter ce scénario « catastrophe », il est opportun d’inventer une démocratie d’interaction entre société civile et société politique, entre critique sociale et projets de réformes. Il faut s’engager dans une construction démocratique des conflits pour transformer les idées en forces matérielles. Cette approche pourrait aider l’Algérie à basculer définitivement dans Ia modernité.

* Département des sciences politiques et des relations internationales