Le « trabendo », une perversion systémique

LE « TRABENDO », UNE PERVERSION SYSTEMIQUE

Par Djamaledine Benchenouf, 12 février 2006

Certains vocables sont utilisés à dessein pour mitiger les douloureuses réalités, pour les planter dans une sorte de non man’s land linguistique où le sens n’a pas de sens. En Algérie on use souvent des termes d' »Economie informelle » comme si toutes les activités économiques qui échappent à la réglementation et au contrôle de l’Etat étaient marginales et marginalisées, des exceptions sans impact notable, des moucherons qui gravitent autour d’un pachyderme en somme.

Pourtant, la réalité est toute autre puisqu’en dehors de la planète SONATRACH et ses satellites, l’Economie dite informelle représente, sous ses multiples facettes et en termes de revenus et d’emplois, informels aussi, bien plus que l’ensemble du secteur économique public réuni.

Ainsi, le « trabendo », mot né dans l’ouest Algérien et qui est tiré de »contrebande », n’est plus depuis longtemps un banal phénomène de société, comme il y en a tant chez nous, mais un puissant soubassement socio-économique de toute la société algérienne, une véritable institution, économiquement structurée, socialement hiérarchisée, génératrice d’immenses profits et pourvoyeuse de centaines de milliers d’emplois directs et indirects, avec tout ce que cela suppose de retombées sur les grands équilibres du pays, si tant est que ces derniers existent seulement.

On connaît avec certitude, l’implication de groupes islamistes armés en même tems que celle de barons du régime dans de grosses affaires de trabendo. Les uns et les autres mangeant aux mêmes râteliers, usant des mêmes réseaux d’exportation des devises étrangères vers des comptes bancaires à l’étranger et rompus à l’échange de bons procédés entre eux, pour les besoins de la cause. De la Cosa nostra, devrions nous dire.

Les accointances avec le régime, l’utilisation de toutes les ressources de l’état, les réseaux d’approvisionnement et de distribution de cette pieuvre sont à peine imaginables. Pour les régions frontalières avec les pays voisins de l’Est, de l’Ouest et du Sud, un cadrage approximatif mais très vraisemblable, permet d’estimer le nombre de ceux qui tirent directement ou indirectement leurs revenus de ces activités « informelles », à plus d’un million de personnes. Des observateurs non avertis pourraient être tentés de croire que cette situation découle tout naturellement de la proximité de ces régions avec des frontières des pays limitrophes. Rien de plus faux, puisque des populations qui tirent également leur subsistance du trabendo, sont très éloignées des frontières et se trouvent dans des régions du milieu du pays, parfois dans des localités enclavées dans le pays profond, mais où les produits de contrebande où frauduleusement importés, sont consommés à très grande échelle. C’est le cas, par exemple, de la cigarette de contrebande qui est ouvertement commercialisée, jusque dans les douars les plus reculés du pays. Encore faut il préciser que ces activités dites de trabendo ne concernent pas seulement les biens qui passent frauduleusement les frontières, dans un sens ou dans l’autre. Le trabendo englobe aujourd’hui toutes les activités spéculatives et frauduleuses effectuées en violation des lois et qui rapportent de l’argent de façon spéculative et malhonnête.

En fait, et le sujet mériterait que des experts s’y penchent, le Trabendo est le rejeton naturel de politiques imbéciles et d’un système législatif et réglementaire absurde. Il est le fruit pourri d’un total manque de discernement, d’une démarche schizophrénique de décideurs démagogues et incompétents. Souvent aussi de démarches préméditées pour canaliser des fortunes au seul profit des barons du régime et systématiquement au détriment de la collectivité. Au point où l’effet pervers censé possible à une proportion infime dans toute dynamique économique, a phagocyté l’essentiel de celle ci pour s’imposer désormais, à lui seul, comme moteur principal. La perversion a cannibalisé la norme. Sachant que la Norme en Algérie, de façon générale et systématique, est l’émanation de la médiocratie qui dirige le pays
Voyons l’exemple très connu du trabendo des pâtes alimentaires tunisiennes. A l’origine, se réclamant de la préoccupation de protéger la production nationale, du reste de qualité épouvantable, des lois et règlements sont venus instaurer des valeurs administrées exorbitantes, pour décourager l’importation légale. Ce dispositif n’a tenu compte ni de la demande réelle du marché, ni de la compétition des rapports qualité prix, ni même de la disponibilité des produits locaux. Le résultat est celui que l’on connaît, puisque ces pâtes tunisiennes, contrairement à l’effet escompté, ont bénéficié d’un coup de fouet particulièrement stimulant et leur demande par le marché a explosé sur l’ensemble du territoire Algérie, jusqu’à l’extrême ouest et l’extrême sud, sauf qu’elles ne sont pas importées par les voies réglementaires mais qu’elles sont introduites dans le pays par des chemins détournées, sous l’œil indulgent de la Gendarmerie Garde Frontière, où les affectations à des postes de passage intense sont vendues à prix d’or par le commandement.

C’est tout dire! Ces mesures, loin de décourager l’importation légale, ont contribué à mettre en place un système de substitution, parfaitement rodé, chapeauté par les barons du système et qui a fini par annihiler le peu de repères civiques qui perduraient tant bien que mal. Il s’en est suivi pour ces seuls produits, une évasion fiscale immense doublée d’une corruption sur tous les paliers administratifs et sécuritaires. Il faut savoir que cet exemple des pâtes tunisiennes a fait de nombreux petits, comme celui de la friperie dont les immenses revenus ont été canalisés directement dans la poche des barons du système. Ceux ci ont poussé le comble jusqu’à s’associer avec des Tunisiens dans une cinquantaine d’unités de conditionnement de friperie sur le territoire tunisien. La friperie mise en ballots est ensuite introduite, par dizaines de camions containers par nuit, tout le long de la frontière algéro-tunisienne. Pendant des années, les Gendarmes Garde Frontière et le GSPC ont fraternellement prélevé leur dîme de cette immense ressource. L’enlèvement du sénateur Boudiaf par Abederazak le Para a eu pour seul raison que le sénateur, lui même gros trabendiste, n’avait pas payé les arriérés des doits de passage qu’il devait au GSPC. De multiples autres produits et services ont été conditionnés à la même logique, rentrés dans la rubrique dorée de « l’économie informelle » pour échapper ainsi à tout contrôle. Cela va des transactions foncières à la gestion des Marchés publics en passant par les importations de tous produits prohibées comme les pétards ou les armes blanches, les voitures volées en Europe, les médicaments génériques dits « taïwan » et jusqu’à l’importation de pièces de monnaie de 50 et 100 Dinars fabriquées dans des pays asiatiques.

Les parrains de ces juteuses activités où leurs prête-nom agissent tous ouvertement. Lorsqu’il arrive que l’un d’eux tombe « sous le coup de la loi », souvent à la suite d’un différend entre maffias concurrentes, ou sur instruction d’un gros responsable qui a été oublié dans la distribution, Les protecteurs du réseau agissent alors en très haut lieu. Là où leur discours est bien compris. Les frères et les amis savent ue ce qui arrive aux autres peut leur arriver aussi. Il faut s’entraider et veiller au grain. Il y a quelques années, à Tébessa, une grosse affaire de spéculation de ciment et de détournements de deniers publics avait défrayé la chronique. Le PDG de la cimenterie avait été pris quasiment en flagrant délit. Il fut inculpé. Mais une formidable armada de commis de toutes sortes qui se sustentaient à la vache à lait de l’Etat, se mit en branle et le Ministre de la Justice lui même mit son poids dans la balance pour faire acquitter tous les accusés. Le premier expert fut sommé de ne pas broncher et de ne pas réagir à la contre expertise cousue de fil blanc qui lui avait été opposée. Depuis le fameux PDG, un richissime habitué du sérail et des meilleurs hôtels d’Alger et de Paris, a mis les bouchées doubles et a fait d’une usine de l’Etat Algérien une organisation quasi mafieuse dont l’organisation très sophistiquée parvient à créer la pénurie, à stimuler la demande et à organiser la spéculation, puis une redistribution très hiérarchisée d’immenses profits à divers commis et « Grands Serviteurs » de l’Etat, allant jusqu’à contribuer au financement des campagnes électorales….présidentielles…de deux candidats. Cet exemple est l’archétype de la facette publique de « l’économie informelle »
Mais la nuisance de cette pieuvre vorace ne s’arrête pas là! Car tous les charognards qui se repaissent de la dépouille encore frémissante de vie sont déterminés à défendre à n’importe quel prix les situations qui leur procurent de si généreux revenus. C’est le cas, entre autres du fameux projet de cimenterie de M’sila. Tout est fait par une multitude de responsables de tout acabit pour faire capoter la réalisation à plein rendement de ce gros complexe industriel. Car l’offre potentielle couvrirait tous les besoins et la spéculation tomberait d’elle même. Des milliard de dinars sous la table. Ce qui ne sera jamais permis.

Cette logique égoïste, criminelle et mortifère est la source de tous les obstacles qui sont dressés sur le chemin de tous les investisseurs potentiels. Ceux-ci, alléchés par la demande très forte de certains produits et leur rareté sur le marché algérien ont tout naturellement cherché à les fabriquer dans le pays même. Elémentaire n’est ce pas? Pourtant ceux qui s’y sont risqués ont vite été échaudés. Dès qu’un investisseur sérieux se manifeste dans un créneau porteur comme on dit, une formidable machine à casser l’initiative se met tout aussitôt en branle. Les effets combinés de la bureaucratie, du terrorisme savamment dosé et d’une société en pleine débandade sont mis à contribution et ont vite fait de faire passer l’envie d’insister. D’ailleurs, il est plus facile de lancer une usine côté tunisien et vendre ses produits en Algérie, en les faisant passer par les GGF, que de les produire sur place. Le seul impératif consiste à vous trouver un associé qui soit issu de la Cosa nostra.

Mais à supposer que vous allez pouvoir surmonter toutes ces embûches et que vous finissiez par réaliser tout seul une usine de spaghettis ou une unité de production de DVD, c’est alors que vous allez comprendre qu’il aurait mieux valu traiter avec le Hadj Flène, Trabendo du coin. Car cette fois, vous allez voir se dresser contre vous une machine implacable, le Rambo des bonnes volontés, une administration extrêmement pénalisante, qui agit à rebours de sa propre mission et qui assassine la poule aux œufs d’or. Elle a pour nom le système fiscal algérien. A moins que vous ne vous résolviez à graisser une foule de pattes ou encore une fois à vous associer avec un Général, ce qui est une panacée en soi.

C’est comme ca que ca se passe chez Mac Donald! L’unique et seule constante en Algérie, c’est l’informel dans toute son acception. Le pays tout entier repose sur les règles non dites du « tout est permis à qui sait y faire ». La vie y est pire que dans la jungle, puisque même les fauves respectent une sorte de civisme. Ainsi, un lion rassasié ne ressent jamais le besoin de tuer une quelconque proie, contrairement à nos grands prédateurs qui continuent à piller et à saccager alors qu’ils sont riches comme Crésus. La nature des choses a donc profité du vide de génie et d’humanité pour mettre en place un effroyable système de substitution qui finira ce que les apprentis sorciers ont commencé. Détruire le pays jusqu’à ses fondements même. Ne rien laisser subsister dans le cœur des hommes que la haine, la convoitise et la cupidité. C’est ce qui arrive aux peuples qui croient qu’il vaut mieux s’adapter que lutter. Ils y perdent leur âme.