Réformes économiques et obstacles politiques

Réformes économiques et obstacles politiques

Par Lahouari Addi

Article paru dans Le Quotidien d’Oran les 24, 26 et 27 juin 2004

L’Algérie est en train de réformer les entreprises dites publiques pour les rendre rentables depuis les années …1980, et le processus est encore en cours. Tous les observateurs de la scène algérienne (universitaires, journalistes, experts…) se demandent s’il y a une réelle volonté politique de réforme. Le discours sur la transition vers le marché est officiellement adopté, des lois dans ce sens ont été promulguées, mais sur le terrain, le même type d’entreprise publique déficitaire des années 1970 persiste. Il y a, d’un côté, l’impératif de fidéliser des clientèles, et de l’autre, la contrainte du déficit des entreprises pris en charge par le budget de l’Etat. La politique économique a oscillé, selon la conjoncture, entre le discours de la réforme et le laxisme consistant à laisser filer les déficits. Cette contradiction est à rechercher dans la nature néo-patrimoniale du régime et dans l’hostilité de l’élite aux lois du marché, ce qui explique la difficile naissance d’un champ économique autonome de l’administration.

Etat privatisé, économie publique
L’histoire de l’Algérie indépendante a commencé par un paradoxe dont elle paye aujourd’hui le prix. D’essence publique, l’Etat a été privatisé dès 1962, et l’activité marchande, d’essence privée, a été rendue publique. Il s’agit ici bien sûr du secteur économique de l’Etat qui, dans le projet Boumédiène-Abdessalam, devait absorber toutes les activités marchandes, de la grande entreprise sidérurgique à la petite boulangerie du quartier. Ce secteur, dont la vocation est d’être rentable pour reproduire les inputs qu’il consomme, est appelé « public » par abus de mots. Il génère des rentes qui grèvent le pouvoir des titulaires de revenus fixes qui constituent la majorité du public. Il peut exister un secteur public fonctionnant à perte mais il faut que la collectivité soit informée et qu’elle accepte les transferts – qui sont des sacrifices – dont il bénéficie. Autrement dit, un secteur économique public n’existe que si l’Etat est contrôlé par la collectivité dont elle attend qu’il joue le rôle d’arbitre dans le respect de lois votées par ses représentants élus. Le schéma politique de l’Algérie n’étant pas celui-ci, il s’agit aujourd’hui de reconstruire la frontière entre le public et le privé tant sur le plan économique que sur le plan politique.

C’est pourquoi la problématique des réformes économiques n’est pas simple et l’opération en elle-même n’est pas aisée. Le plus grand obstacle est d’abord politique parce que les réformes économiques supposent une redistribution des pouvoirs dans le champ de l’Etat et un rééquilibrage des rapports d’autorité entre l’Etat et les agents du champ économique. L’économie, c’est l’ensemble des biens matériels – et immatériels – par lesquels une formation sociale se reproduit et chacun y est concerné d’une manière ou d’une autre, en tant que producteur privé, en tant que salarié de l’Etat ou en tant que consommateur aux revenus fixes ou aux revenus de rentier…

Pour des raisons historiques, l’Etat possède un vaste secteur économique qui lui permet de redistribuer les biens de subsistance, à travers des « salaires politiques ». Cette expression signifie que, du fait que les salaires distribués par le secteur d’Etat déficitaire ne sont pas une fraction de surproduit créé, ils sont avancés par l’Etat à fonds perdu pour des raisons politiques. Non soumis aux lois du marché, le secteur public employant des centaines de milliers de personnes, est marqué par deux effets pervers: il génère un déficit si grand qu’il vide le pouvoir d’achat du dinar d’une part et, d’autre part, il favorise indirectement un marché parallèle qui alimente des fortunes colossales amassées non pas sur la base de la création des richesses mais plutôt sur des transferts. Le secteur dit public n’est pas mû par une logique marchande mais par une logique politique d’Etat nourricier visant à faire taire toute revendication d’alternative politique.

Mais les réformes sont nécessaires parce que le statu quo actuel, appauvrissant la majorité et enrichissant une minorité, produit des émeutes et est dangereux à tous égards. La solution, diraient certains naïfs, c’est que l’Etat se déleste de ce patrimoine encombrant. C’est qu’il ne le peut pas pour des raisons politiques. Réorganiser l’économie pour soumettre l’essentiel des activités économiques à la régulation du marché aura forcément un coût politique auquel le régime ne survivrait pas. Celui-ci ne veut pas en effet renoncer à la manipulation de l’économie, celle-ci étant une ressource politique de légitimation et de fidélisation de larges secteurs de la population. Vouloir mettre fin à la nature rentière de l’économie administrée – c’est l’objectif proclamé des réformes – c’est demander au régime de se transformer en profondeur, c’est-à-dire opérer une véritable rupture politique pour moderniser l’Etat afin de redonner à ses institutions l’autorité qu’elles devraient avoir. La modernisation de l’Etat passerait par l’identification et la neutralisation des noyaux occultes de pouvoir au sommet de l’Etat, l’abolition dans les faits de la bipolarité du pouvoir d’Etat (pouvoir réel et pouvoir formel), l’autonomisation de la justice pour mettre fin à la corruption, la protection de la presse, la soumission aux règles de l’Etat et à la législation en vigueur de tous les agents économiques, la libération de la société civile de la tutelle des services (UGTA, partis, associations, journaux…) etc. Tout un programme qui demande aux plus puissants acteurs du champ politique algérien de renoncer à leurs intérêts et à leurs privilèges. Il convient de rappeler que les réformes des économies administrées, de par le monde, ont toutes été précédées par un changement de régime, à l’exception de la Chine et du Vietnam.

L’hostilité des élites aux lois du marché
Mais si l’on comprend que le régime ne veuille pas sacrifier ses intérêts à court terme pour l’intérêt du pays à long terme, il est à se demander pourquoi les partis d’opposition ne présentent pas de projets de réformes. La réponse est à rechercher dans la nature socio-historique de l’élite algérienne qui se sent plus proche de l’Etat que de la société, et qui est donc plus attirée par des positions dans l’Etat que par des projets dans l’opposition. Les réformes économiques annoncées, signifiant la privatisation des entreprises selon les lois du marché, expression de l’autonomie de la sphère marchande, ne se sont pas concrétisées parce que cette élite, tout à la fois dominatrice et paternaliste, ne veut pas renoncer à exercer une tutelle sur la société avec qui elle entretient des rapports de subordination. Formée dans des écoles d’Etat, elle n’investit pas les espaces autonomes pour créer des entreprises; elle préfère retourner vers l’appareil d’Etat d’où elle tire subsistance, reconnaissance et privilèges. Mais il faut dire que même l’Etat ne forme pas d’élites pour la société; il en forme pour lui pour la contrôler et la dominer. La culture jacobine héritée du passé colonial a renforcé cette tendance, alors que l’Algérie, à la différence de la France, ne possède pas de corps sociaux autonomes du pouvoir central et qui joueraient un rôle de contrepoids.

C’est l’une des raisons qui explique la faiblesse du secteur économique privé, faiblement enraciné dans la production, préférant les opportunités commerciales et la protection clientéliste permettant la captation de la rente que gère l’Etat. Les rapports marchands sont partout, même là où l’on s’y attend le moins; mais le marché avec sa rationalité institutionnalisée est refusé par tous les courants d’opinion. Les réformes économiques suscitent l’hostilité de toutes les couches sociales: l’élite dirigeante y perdrait un moyen de redistribution des richesses et donc des moyens de se procurer des allégeances; le secteur privé national préfère le fort taux de rentabilité des capitaux monétaires dans les activités spéculatives; enfin, le petit peuple, composé d’employés, d’ouvriers, de fonctionnaires… craint d’être livré à la loi du plus fort et à la concurrence des prix sans la protection de l’Etat qui jusque-là promettait d’assurer l’emploi, la couverture sanitaire, l’éducation…

S’il y a unanimité contre le marché, ce n’est pas pour des raisons culturelles, mais plutôt pour des raisons d’intérêts de classe. L’hostilité contre le marché n’est pas irrationnelle comme le pensent certains experts; elle est au contraire rationnelle, si l’on entend par rationalité la défense des intérêts matériels. Elle est rationnelle pour le court terme, car dans le long terme, il est de l’intérêt de tous d’opérer la transition vers les lois du marché. Mais qui se soucie de sacrifier son intérêt immédiat pour l’intérêt collectif futur? C’est sur cette question précise que l’élite ne remplit pas sa mission d’éclaireur, d’avant garde, manquant du sens de la perspective historique. Ce n’est pas du chômeur, empêtré dans des problèmes de survie quotidienne qu’il faut attendre une vision du futur, mais des membres de l’élite dont, malheureusement, les petites ambitions de confort individuel font obstacle à la confection d’un projet d’avenir. C’est ce vide qui a été occupé par l’utopie islamiste qui, faute de maîtrise du destin collectif, permet la fuite dans l’imaginaire. Ceci trahit l’indigence de la culture politique manquant terriblement d’éléments de connaissance scientifique, entre autres, des mécanismes de la production et de la répartition des biens et services. La culture politique moderne est absente dans l’opinion publique, ce qui a permis aux différents gouvernements de gérer les difficultés économiques avec la seule variable monétaire au détriment du pouvoir d’achat.

Dévaluation monétaire et luttes sociales

Pour neutraliser les effets du déficit des entreprises dites publiques, et éviter les réformes, le régime a choisi de comprimer au maximum, par la dévaluation du dinar, la demande sociale en diminuant le niveau de vie des catégories sociales aux revenus fixes. Comme la plupart des biens alimentaires ou d’équipement sont importés, toute dévaluation de la monnaie locale se traduit automatiquement par une augmentation des prix sur le marché national. C’est la parité du dinar qui fixe la capacité d’accès des Algériens aux biens importés qu’ils consomment. Mais quel a été l’avantage, pour les uns ou les autres, de dévaluer le dinar? Celui-ci a été dévalué de 1800% entre 1987 et 2003! Cette opération n’a pas augmenté les finances en devises de l’Etat – qui dépendent des hydrocarbures dont le volume d’exportation est insensible à la parité du dinar – ni favorisé les exportations de produits manufacturés en rendant compétitif le travail local. La conséquence a été cependant de multiplier par 18 les capacités financières de l’Etat en monnaie locale entre ces deux dates. C’est-à-dire que l’Etat est 18 fois plus riche en dinar en 2003 par rapport à 1987, quelque soit les fluctuations du prix du pétrole. Si les recettes des hydrocarbures sont de 10 milliards de dollars ou de 20 milliards, l’Etat aura toujours 18 fois plus en monnaie locale par rapport à 1987.

Cette politique monétaire a cherché à résoudre les problèmes financiers de l’Etat et non ceux du pays. Car outre qu’elle comprime la demande en diminuant le pouvoir d’achat des revenus fixes, la dévaluation à cette échelle a étouffé la production nationale du fait de la cherté excessive des biens importés: machines, produits semi-finis… Le capital privé opérant dans les quelques activités manufacturières (textiles, cuirs et peaux, agro-alimentaire…) a dû se convertir dans l’import-import en raison de la concurrence des biens importés. L’accord sur les tarifs douaniers passés avec l’Union Européenne va étouffer ce qui reste de la production nationale handicapée par le coût des devises étrangères. Tournant le dos à la production locale qu’il décourage par sa politique, l’Etat a opéré à son profit un transfert pour devenir plus riche en dinar et se permettre de supporter le déficit des entreprises dites publiques et de distribuer des salaires modiques (à hauteur de 150 euros par mois) à des ouvriers, des employés, des enseignants… qui ne comprennent pas pourquoi ils se sont appauvris alors qu’ils disposent du même revenu nominal. Les familles avec un seul revenu fixe dans le ménage sont passées au-dessous du seuil de pauvreté et celles avec deux ou trois revenus arrivent à peine à assurer les dépenses alimentaires. A cette échelle, la dévaluation est du vol, une agression et en même temps une hogra généralisée. Dans les pays où le pouvoir est institutionnalisé, la décision de changer la parité de la monnaie n’appartient pas à l’administration. Et dans les pays où les syndicats ne sont pas des relais du pouvoir exécutif, le salaire est négocié sur la base des prix des principales denrées alimentaires. En Algérie, les relais de l’Etat – l’UGTA, le RND, le MSP… – dont la mission est de brouiller les pistes, expliquent que ce sont les spéculateurs et le FMI qui complotent contre le pays en faisant augmenter les prix.

En 2003, les enseignants avaient compris le mécanisme de la perte de leur pouvoir d’achat et ont déclenché la grève la plus longue et la plus dure du secteur, cassée par les services de sécurité et l’UGTA. De nombreux syndicalistes ont été radiés des effectifs de l’enseignement et condamnés par la justice. Cette grève était dangereuse pour le régime car elle revendiquait le retour au pouvoir d’achat des années… 1980. Cela signifierait qu’un enseignant toucherait, à juste titre, quelque 100 000 dinars pour effacer les effets de la dévaluation sauvage du gouvernement. La revendication, si elle avait été satisfaite, se serait propagée à d’autres secteurs, d’où l’intervention prompte des services de sécurité pour casser une grève mortelle pour le régime. Les finances de l’Etat et l’économie sont dans une telle situation qu’il n’est pas possible d’assurer aux employés de l’Etat-patron un revenu permettant la reproduction physiologique de la force de travail, c’est-à-dire payer les besoins alimentaires nécessaires à une famille moyenne en tenant compte du prix de la viande, des légumes et des fruits, des vêtements, du transport… Des augmentations de salaire auront lieu à dose homéopathique mais les dévaluations continueront. Jusqu’à quand? Nul ne le sait.

Deux expériences avortées de réforme
Dans l’histoire algérienne des réformes – qui a déjà 25 ans! – il y a eu deux périodes où le régime a semblé allers au-delà des vœux pieux: celle du gouvernement Hamrouche (1989-91) et celle des années de disette (1993-1996).
En 1989, la dette extérieure absorbait près du tiers des exportations en hydrocarbures, ce qui rendait insupportable le déficit des entreprises publiques pour le budget de l’Etat. Le gouvernement Hamrouche a tenté d’autonomiser les entreprises en vue de leur rentabilité. Ce faisant, il a cherché à modifier leur environnement politico-administratif, ce qui remettait en cause les mécanismes rentiers de l’économie administrée dont profitaient les ‘barons’ du régime. Ces derniers l’ont fait tomber, en suscitant des troubles sur la voie publique en juin 1991, parce que son programme risquait d’assécher les transactions juteuses des clans occultes au sommet de l’Etat. Les chercheurs algériens n’ont pas suffisamment écrit sur l’expérience Hamrouche qui, par certains aspects, rappelle la transition pacifique vers la démocratie et le marché des pays de l’Est après la chute du Mur de Berlin. En dehors d’un cercle restreint, Hamrouche ne jouissait pas d’un soutien dans la société, mais il est tombé non pas parce qu’il a été trop audacieux. Tout porte à croire qu’il ne l’a pas été suffisamment sur le plan politique. Des réformes économiques de cette ampleur n’avaient aucune chance de réussir sans le soutien du pouvoir réel. Or Hamrouche a fait comme si celui-ci n’existait pas. Il fallait soit en faire un allié, soit le combattre publiquement pour le défaire. Avec Hamrouche, l’armée a raté une occasion de se réconcilier avec la société et de donner au pays un dirigeant à la dimension d’un homme d’Etat. Elle lui a préféré Sid Ahmed Ghozali, un dandy sans consistance, célèbre par son nœud papillon et ses propos contradictoires.
Les années 1993-96, marquées par un terrorisme meurtrier, ont été aussi celles où l’Etat a été au bord de la cessation de paiement. Il fallait négocier des prêts avec les institutions financières internationales, notamment le FMI qui a posé comme condition que soit mis en œuvre le Programme d’Ajustement Structurel. Celui-ci s’est traduit par la dissolution de centaines d’entreprises publiques locales, avec à la clé 200 000 licenciements, compensés en partie par la constitution de milices rémunérées (Gardes communales, GLD, Patriotes et autres auxiliaires des services de sécurité). Les finances de l’Etat ont été sauvées par le FMI et l’Union Européenne qui ont fourni des crédits grâce à des négociateurs qui disaient à leurs interlocuteurs: « Ou bien nous avec tous nos défauts, ou bien c’est une république islamiste à une heure de vol de l’Europe et à laquelle vos banlieues prêteront allégeance! » Effarouchés et paniqués, les Occidentaux ont déboursé sans poser de conditions sur l’usage des crédits obtenus. Il fallait ruser, traîner les pieds, pousser l’UGTA à menacer, relayée par Louiza Hanoune. La stratégie a été de voter des lois et de ne pas les appliquer en attendant des jours meilleurs.

Les jours meilleurs viendront, contre toute attente, à la fin des années 1990 (1998-99), quand le prix du baril du pétrole se mit à grimper. L’Etat avait adopté un budget basé sur un prix du baril à 18 dollars. En dessous, ce serait les vaches maigres; au-dessus, ce serait l’aisance relative. A 40 dollars aujourd’hui, c’est un surplus financier qui va acheter la paix sociale pour quelques années; c’est aussi une aubaine; or une aubaine ne règle jamais les problèmes de fond; elle les cache, elle les reporte, elle permet de les contourner… C’est à cela que le Gouvernement Ouyahya s’est attelé: cacher la misère du peuple en faisant du saupoudrage, réprimant çà et là les luttes sociales et les émeutes urbaines. Ce même Ouyahya qui, en 1995, a utilisé l’argent des retraités pour payer des miliciens parce que le FMI lui avait interdit d’utiliser la planche à billets.

Les deux expériences de réforme montrent que c’est le niveau des recettes pétrolières qui commandent le rythme des réformes, sachant que le basculement dans le marché est un horizon très lointain pour les entreprises déficitaires en question. Avec des niveaux de 40 dollars le baril et plus, les réformes seront repoussées à plus tard, car elles ne sont plus une nécessité pour le régime, dont la caractéristique est de chercher à résoudre ses difficultés et non à envisager l’avenir économique du pays.

L’économie algérienne relève-t-elle de la science économique?
La question est à poser car si nous considérons que les sciences sociales sont des sciences historiques, leur objet est aussi historique. Or l’objet de la science économique est la création et la répartition des richesses à travers les prix dont les rapports forment un système qui a sa cohérence structurelle et ses lois. Comment alors identifier cet objet quand nous savons que le système de prix local ne présente aucune cohérence? Cela veut dire que l’économie politique walrassienne, de laquelle les experts du FMI s’inspirent pour imposer les ajustements, n’est pas adéquate pour appréhender les flux en valeur du champ économique en Algérie. Il serait intéressant que les étudiants en économie se demandent pourquoi les prix en Algérie n’obéissent pas à la dynamique walrassienne et pourquoi ils ne se rapportent pas au salaire, prix de la force de travail mesurant tous les autres biens. En Algérie, un salaire ouvrier moyen couvre à peine douze kilos de viande de mouton (10 000 dinars). Ceci est à l’évidence incohérent car pour l’économie politique classique le salaire est le prix de la reproduction de la force de travail. Précisément, le système de prix en Algérie est « irréel » parce qu’il ne se rapporte pas au salaire qui, dans une économie de marché, est un étalon de mesure de la valeur qui donne au système de prix une cohérence en vue de la reproduction et de l’accumulation. C’est le prix de la force du travail qui ordonne les rapports de proportionnalité entre les biens et services, rapports s’exprimant en termes monétaires. Une approche rigoureuse de l’économie algérienne doit expliquer pourquoi la répartition des biens et services est rebelle à la problématique walrassienne et comment peut-on construire une science des biens et services en Algérie? Le concept le plus utile dans cette tentative est celui de la rente que l’économie politique classique a identifiée afin de libérer les dynamiques du surproduit créé sur la base de l’exploitation de la force de travail. A sa naissance, l’économie politique a eu pour objectif politico-idéologique de montrer le caractère prédateur de la rente pour discréditer les couches sociales dont elle était la principale forme de revenu. C’est ce même effort analytique qui est attendu des chercheurs algériens pour montrer le caractère prédateur des fortunes accumulées grâce à des positions dans l’Etat et grâce à la politique monétaire de l’Etat.

Pour autant, et pour les mêmes raisons, la politique préconisée par le FMI ne suscitera pas le développement car ses postulats de base sont viciés et ne correspondent pas à la réalité marchande algérienne. C’est dans l’œuvre de Ricardo et non dans celle de Walras qu’il faut puiser les outils d’approche de l’économie algérienne. C’est en effet Ricardo qui a identifié les mécanismes de la rente et qui a montré comment l’éteindre pour renforcer le pouvoir d’achat du salaire réel et étendre la demande effective dans le sens de Keynes. Mais auparavant, il faudrait que s’opère une véritable révolution politique à laquelle s’opposent aujourd’hui des intérêts puissants.

*Cet article est une élaboration des commentaires, faits comme membre du jury, de la thèse en économie, défendue par N.E. Sadi à l’Université Pierre Mendès-France Grenoble II, le 12 juin 2004, portant sur La privatisation des entreprises publiques en Algérie. Objectifs, modalités et enjeux. Le jury était présidé par W. Andreff, Professeur à Paris I et composé, outre de Lahouari Addi, Professeur à l’IEP de Lyon, de Jacques Fontanel, directeur de thèse, François Leroux, Professeur à HEC Montréal, Vincent Planchu, maître de conférences à Grenoble II, et A. Mérad-Boudia, maître de conférences à Grenoble II.