L. Addi: « Le gouvernement est en train de piloter à vue en plein brouillard »

Lahouari Addi. Professeur de sociologie politique

« Le gouvernement est en train de piloter à vue en plein brouillard »

El Watan, 15 mars 2010

– L’actualité nationale est marquée par un regain de luttes syndicales depuis plusieurs mois. A quoi est due cette combativité syndicale ?

La résurgence syndicale de ces derniers mois s’explique par plusieurs facteurs, dont le plus important est la faiblesse de la parité du dinar. Dans les années 1990, le gouvernement avait dévalué de 500% la monnaie nationale. Le contexte de la lutte antiterroriste ne permettait pas à la protestation salariale de s’organiser et de s’affirmer. Maintenant, avec un retour relatif à la normale, les travailleurs cherchent à récupérer leur pouvoir d’achat des années 1980. La deuxième raison est que l’Algérie a une histoire syndicale qui remonte à la colonisation. La cherté de la vie a réveillé la mémoire et la culture syndicales.

– Est-ce possible pour le budget de l’Etat d’augmenter les salaires pour satisfaire les revendications ?

C’est possible avec un prix du baril de pétrole à 80 dollars. Mais si ce prix diminue à 30 dollars, ce qui n’est pas à exclure, le gouvernement aura à emprunter sur le marché international pour payer ses fonctionnaires. Le problème est que l’Algérie n’exporte pas de biens en dehors des hydrocarbures. Si l’on mesure la richesse créée par le travail productif, on constatera que l’Algérie est un pays pauvre. La pauvreté du pays est cachée par le pétrole.

– Quelle est la solution pour payer « correctement » les travailleurs sans tomber dans les griffes des institutions financières internationales ?

La solution est d’abord politique et ensuite économique. Il faut réformer l’économie algérienne qui est encore administrée. L’Etat doit cesser d’utiliser l’économie comme ressource politique pour contrôler la société. L’économie est le lieu de création des richesses et non pas un moyen de domination.

– Mais l’Algérie n’a plus d’économie socialiste. Elle a opté pour l’ouverture du marché…

Dans le discours, elle a opté pour le marché. Dans la réalité, l’économie est encore administrée et de façon plus incohérente qu’il y a trente ans. Le monopole de l’Etat sur le commerce extérieur a été levé, mais le commerce extérieur est passé entre les mains de spéculateurs sans foi ni loi. A ce niveau, c’est l’anarchie destructrice de la production nationale privée et publique. Quand on voit ce qui est vendu en Algérie, on se demande s’il existe encore des services de douanes. La politique économique de Ouyahia a enrichi des groupes d’individus par l’importation. Un gouvernement responsable aurait imposé l’exportation comme moyen d’enrichissement et non l’importation. C’est ce qu’a fait la Chine. Les importateurs en Algérie sont en train d’appauvrir le pays.

– Comment encourager les exportations ?

En mettant l’administration au service de la société, en réévaluant le dinar, en combattant la corruption, en valorisant le travail productif, en aidant les PME, en citant nommément les entrepreneurs publics et privés qui font rentrer des devises au pays par des exportations hors hydrocarbures. Et d’autres mesures encore. Il suffit de savoir ce qu’on veut et de se mettre au service du pays et non d’un groupe d’individus.

– Revenons aux syndicats. La cherté de la vie est-elle la seule explication de leur formidable mobilisation ? Les syndicats ne sont-ils pas motivés par des considérations politiques ?

La désorganisation totale de l’économie, le déficit chronique du secteur public, la spéculation et la corruption font que les prix en Algérie ont flambé. Ceci a motivé les titulaires des revenus fixes (travailleurs et fonctionnaires) à revendiquer des augmentations de salaires substantielles. Leurs actions ont des conséquences politiques mais leurs motivations sont salariales avant tout. Ils ne cherchent pas à faire tomber le gouvernement ; ils cherchent à récupérer le pouvoir d’achat perdu dans les années 1990.

– Comment expliquez-vous qu’ils se sont réveillés aujourd’hui et qu’ils soient devenus autant combatifs ?

Je crois que ce qui a fait basculer la masse des travailleurs du côté des syndicats autonomes, c’est l’augmentation des salaires des députés. Les médecins, les enseignants, les fonctionnaires… ont vécu cette augmentation comme une profonde injustice et l’ont trouvée indécente. Le gouvernement a pris une mesure dont il n’a pas calculé les conséquences. Surtout que la population ne voit pas l’utilité d’un député qui vote toutes les lois qui lui sont proposées et qui ne sanctionne jamais le gouvernement.

– Les affaires de corruption ont dû jeter de l’huile sur le feu ?

Certainement. Les affaires de corruption, avant les scandales de Sonatrach et de l’autoroute Est-Ouest, ont discrédité encore plus le gouvernement. Les travailleurs ont perdu confiance dans les dirigeants. C’est ce qui explique que les syndicats autonomes, qui étaient minoritaires il y a deux ans, sont devenus un partenaire social incontournable. Chez les enseignants, l’UGTA a quasiment disparu, et chez les praticiens de la santé, elle fait partie de l’histoire. L’absence du chef de l’Etat aggrave la situation. Les travailleurs ont le sentiment d’être abandonnés à eux-mêmes et que le Président se désintéresse de leur sort. Un système politique, quel qu’il soit, fonctionne soit aux institutions, soit au charisme du chef. En Algérie, il n’y a ni les institutions de l’Etat de droit ni le charisme du leader populaire.

– Quel regard portez-vous sur les nouveaux salaires annoncés par le ministère de l’Education nationale qui visaient à mettre fin aux grèves dans les lycées et collèges ?

De mon point de vue, cette annonce a été une erreur stratégique de la part du ministère de l’Education nationale. Il aurait fallu présenter ces augmentations comme le résultat de négociations avec les syndicats. Cette annonce unilatérale montre que le gouvernement a eu peur de l’année blanche dans les lycées et collèges et il a fait des concessions. Les enseignants vont certainement demander plus car ils ont compris que le rapport de force est en leur faveur

– Ne pensez-vous pas que ces augmentations vont inciter d’autres catégories de travailleurs à revendiquer des augmentations de salaires ?

Le gouvernement s’est mis dans une situation ingérable. Les salaires des différentes catégories des travailleurs appartiennent à une échelle où il y a des proportions à respecter. Or, le gouvernement a cassé la cohérence de la grille des salaires avec les policiers, les magistrats et les militaires. Le ministère a rendu publics les salaires des enseignants, ce qui a irrité ces derniers qui vont demander que les salaires des commissaires de police, des magistrats et des officiers de l’armée soient rendus publics.

– La question salariale est-elle une bombe à retardement ?

Ce gouvernement n’a pas les moyens de régler la question salariale. Il n’en a ni la volonté, ni la capacité ni l’autorité. Le gouvernement est en train de piloter à vue en plein brouillard et n’a pas de politique économique cohérente.

– Comment s’en sortir ?

Par des réformes politiques et économiques radicales. Si la population était représentée dans les institutions de l’Etat, en premier lieu l’Assemblée nationale, une politique salariale serait définie par des élus en qui la population aurait confiance. Et si les élus demandent des sacrifices à leurs électeurs, il y a des chances qu’ils soient entendus. Mais si un député gagne dix fois plus qu’un médecin, il perdra toute crédibilité. La confiance est un élément important dans la vie politique. Pour aider l’économie à créer des richesses, il faut apporter des modifications institutionnelles de telle manière à ce que n’importe quel citoyen ou agent économique puisse déposer plainte contre un inspecteur des impôts, un officier de douanes ou un chef de service de wilaya.

Avec une telle mesure, l’administration cessera d’être un obstacle au fonctionnement de l’économie nationale. Le régime algérien né en 1962 a épuisé sa dynamique et sa pertinence historiques en octobre 1988. Il a raté l’occasion de se réformer avec Mouloud Hamrouche. Depuis, il vit artificiellement grâce au pétrole et à la violence d’Etat. Le régime algérien est trop rigide et n’a aucune souplesse. Ou bien il perdure, ou bien il s’effondre. C’est dommage parce que dans le premier cas, il génère de nombreuses souffrances, et dans le second cas, il y aura mort d’hommes, ce qu’il faut éviter.

Par Amel Blidi