Algérie: Deux versions sur les droits de l’Homme

Algérie: deux versions sur les droits de l’homme
Un document de la FIDH répond au rapport présenté à l’ONU
par le gouvernement algérien.


Par José Garçon
Le mardi 21 juillet 1998

«Depuis septembre 93, il n’y a eu aucune exécution capitale.»
Rapport d’Alger
«Les forces antiterroristes ont procédé à des exécutions de personnes
suspectées d’appartenir ou de soutenir les groupes armés.»
La FIDH

Hier à Tizi-Ouzou, des Kabyles manifestent en hommage à Matoub Lounès,
le chanteur assassiné. D epuis 1995, l’ONU attendait le rapport du
gouvernement algérien sur les droits de l’homme. L’émotion de
l’opinion publique internationale après les grands massacres de l’été
et de l’automne 1997 a poussé les autorités d’Alger à déposer
finalement ce document en mars 1998 auprès du comité des droits de
l’homme de l’ONU. Examiné hier et aujourd’hui à Genève, ce texte de 55
pages se borne, pour l’essentiel, à énoncer les décrets et textes de
lois algériens sans jamais parler de leur application concrète, ce
qu’avait déjà «regretté» l’ONU à propos d’un précédent rapport déposé
en 1991. Plus étonnant: ce texte, censé parler des droits de l’homme,
ne fournit aucune des indications habituellement fournies dans ce type
de document, comme le nombre de prisonniers. Il fait l’impasse sur des
épisodes noirs de la guerre civile, par exemple la mutinerie de la
prison de Serkadji, en février 1995, où 96 détenus au moins et 4
gardiens ont trouvé la mort dans des conditions troubles. Pas un mot,
non plus, sur les milices gouvernementales, dont Alger affirme ne pas
connaître les effectifs (elles compteraient au minimum 100 000 hommes)
et sur leurs exactions. L’explication fournie pour expliquer la
suspension de l’hebdomadaire la Nation n’est pas moins surprenante.
Alors que les autorités avaient toujours mis en avant une «dette de ce
journal», le rapport l’attribue à la publication par la Nation, le 26
juillet 1992, d’une «information faisant état de l’arrestation du
leader spirituel des touaregs, jugée par les pouvoirs publics comme
ayant eu sur les populations du Sud un effet générateur de troubles
préjudiciables à la paix civile. Dès lors, cette fausse information
procède d’une manuvre de déstabilisation et constitue une atteinte à
l’unité nationale».

Au total, se félicite le rapport d’Alger, «dès 1994, le chef de l’Etat
a clairement identifié la protection des libertés et le respect des
droits de l’homme comme objectifs permanents et prioritaires de
l’action gouvernementale».

«Le droit le plus systématiquement et régulièrement violé en Algérie
est d’évidence le droit à la vie», rétorque la FIDH (Fédération
internationale des droits de l’homme) dans un «rapport alternatif»
également remis à l’ONU. Aux généralités du texte algérien, les 39
pages du document de la FIDH (qui s’est rendue en Algérie en 1995 et
1997) opposent, outre des faits, une précision et une rigueur
méticuleuses. Extraits croisés.

Tortures, disparitions

Rapport algérien: «La torture et autres traitements cruels sont
interdits par la Constitution […]. Dès novembre 1992 et à la suite
d’allégations de mauvais traitements rapportés par la presse, le
ministère de l’Intérieur avait manifesté sa volonté de sanctionner les
éventuels coupables de pratiques prohibées par les lois de la
République, réprouvées par la morale de l’Etat et attentatoires à la
dignité des hommes. Même si des dépassements peuvent avoir été commis
par des membres des forces de l’ordre, il n’existe pas une pratique
systématique de la torture. Des sanctions disciplinaires et
judiciaires ont été prises à l’encontre des personnes qui se sont
rendues coupables de tortures ou de traitements cruels, inhumains ou
dégradants.»

Rapport FIDH: «Les forces régulières de sécurité ont procédé à des
milliers d’arrestations illégales et arbitraires, soumis des personnes
arrêtées à la torture […]. 18000 prisonniers, soit la moitié de la
population carcérale, sont condamnés « pour des faits de terrorisme ».
Plusieurs dizaines ont été tués au prétexte de réprimer des
« mutineries » ou des « tentatives d’évasion ». Selon la version
officielle, les disparitions imputables aux forces de l’ordre seraient
rarissimes. Des milliers de personnes sont aujourd’hui disparues.

Peine capitale

Rapport algérien: «Depuis septembre 93, il n’y a eu aucune exécution
capitale.»

Rapport FIDH: «Les forces engagées dans la lutte antiterroriste ont
procédé à des exécutions de personnes suspectées d’appartenir ou de
soutenir les groupes armés. (Celles-ci) ont entrepris des représailles
collectives aveugles contre les populations de quartiers populaires ou
de villages dans lesquels des attentats contre les forces de l’ordre
venaient d’être commis. La FIDH dispose de centaines de noms de
personnes tuées dans ces circonstances. […].»

Centres de sûreté et prisons

Rapport algérien: «Depuis novembre 1995, il n’y a plus de centres de
sûreté. A la suite de l’état d’urgence (le 9 février 1992), une
campagne d’interpellation a touché 8 891 personnes. 6 786 ont été
placées dans 11 centres de sûreté. Un décret (du 20 février 1992)
définit le placement dans des centres de sûreté comme une mesure
« administrative à caractère préventif qui consiste à priver toute
personne majeure, dont le comportement est susceptible de compromettre
dangereusement l’ordre et la sécurité, de sa liberté d’aller et
venir ».»

Rapport FIDH: «En 1997, la FIDH a pu établir une liste de 13 centres
de détention illégale et prolongée pour Alger et 4 dans d’autres
départements.»

Les cours spéciales

Rapport algérien: «Les pouvoirs publics avaient élaboré un texte de
loi mettant en place des « cours spéciales » pour juger les affaires de
terrorisme (1). Entre octobre 1992 et octobre 1994, 13 770 personnes
ont été jugées par (ces) cours, 3 661 ont été acquittées. 1 661 peines
capitales ont été prononcées, dont 1 463 par contumace.»

Rapport FIDH: «Si les cours spéciales ont été supprimées et si les
violences terroristes sont désormais du ressort de tribunaux
ordinaires, des règles d’exception ont été incorporées au droit
commun.»

Le droit de réunion

Rapport algérien: «Le droit de réunion pacifique est reconnu dans la
Constitution. Toute manifestation se déroulant sans autorisation, ou
après son interdiction, est considérée comme un attroupement […]
susceptible d’être dispersé.»

Rapport FIDH: «Le FFS (Front des forces socialistes) s’est vu
interdire l’organisation de trois marches et deux autres de ses
manifestations ont été dispersées violemment. […] Une des
associations (de jeunes) les plus dynamiques, RAJ, s’est vue interdire
plus de vingt réunions, concerts et manifestations entre 1994 et 1997.
[…] Il n’est pas rare que l’interdiction d’une manifestation soit
communiquée verbalement sans aucune notification écrite. […]».

(1) Composées de magistrats nommés par décret présidentiel, elles
imposaient des restrictions aux droits de la défense et ont été
supprimées en 1995.
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