Lettre ouverte à la délégation

LETTRE OUVERTE À LA DÉLÉGATION
ONUSIENNE QUI SE REND EN ALGÉRIE

 

 

À leurs Excellences

Monsieur le Président Mario Soares

Madame le Ministre Simone Veil

Monsieur le Premier Ministre Inder Kumar Gujral

Monsieur le Premier Ministre Abdel Karim Kabariti

Monsieur l’Ambassadeur Donald McHenry

Monsieur le Procureur Général Amos Wacko

Membres de la Délégation de l’ONU invitée par le pouvoir algérien

 

Lausanne, le 20 juillet 1998

Excellences,

J’ai appris que vous étiez invités par le pouvoir algérien pour une visite de plusieurs jours en Algérie dont le but serait de rassembler des informations sur la situation dans ce pays et de présenter au Secrétaire Général de l’ONU un rapport qui devra être rendu public.

Étant donné qu’une partie de votre mission serait d’écouter, mais aussi d’entendre, ce que dit la société algérienne sur ce qu’il se passe dans son pays, je me permets, en tant que citoyen algérien, et en tant que membre du Mouvement pour la Vérité, la Justice et la Paix en Algérie, de partager avec vous les espoirs et les craintes que suscite votre visite, ainsi que mes points de vue sur ce qu’il se passe dans mon pays.

 

Excellences,

Quant à mes espoirs, laissez-moi d’abord vous dire que je me réjouis et vous félicite d’avoir été sélectionnés par le Secrétaire Général pour cette mission. Il a tenu à choisir des personnalités éminentes et intègres qui ont pour la plupart, depuis longtemps et de manière probante, montré leur attachement et leur lutte pour la défense des libertés et des droits de l’homme.

En consultant vos biographies, j’ai tempéré mon scepticisme quant à l’efficacité d’une délégation sans réels pouvoirs, sans spécialiste dans les stratégies et tactiques de guerre contre-insurrectionnelle, sans expertise criminologique dans l’investigation de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de politicides dans des contextes de conflits euphémistiquement dits «de basse intensité», une délégation qui n’est d’ailleurs pas habilitée à enquêter et qui devra se contenter à observer de loin et à tirer les conclusions qui s’imposent. J’ai tempéré mon scepticisme car malgré ces aléas, on ne peut s’empêcher de voir dans votre délégation des personnalités avec une grande sensibilité et perspicacité, qui ne s’acquiert que par l’expérience personnelle de la souffrance humaine. La sensibilité que l’on devine dans le parcours politique de chacun de vous indique que ce qui anime votre action ne peut être que votre seule préoccupation au sujet de ce qu’endure le peuple algérien et votre désir et volonté de contribuer pour mettre fin à sa tragédie.

Monsieur le Président Soares, votre long combat contre la dictature de Salazar, votre déportation à Sao Tomé, la prison que vous avez visitée douze fois pour vos opinions politiques, l’exil dont vous avez fait l’expérience à Paris pendant plusieurs années, vos écrits sur le thème de la liberté ainsi que votre engagement pour la défense des droits de l’hommes et vos contributions auprès des ONGs des droits de l’homme et notamment la Ligue internationale des droits de l’homme dont vous êtes membre, tout cela vous rend très apte à comprendre pourquoi un peuple se soulève contre la dictature et ses injustices, et comment il paie de sa vie sa quête pour la liberté.

C’est également votre cas, Monsieur le Premier Ministre Gujral, qui avez été déjà en 1930-1931 emprisonné pour votre participation dans un mouvement pour la liberté de votre pays, et qui l’avez été encore une deuxième fois en 1942 durant le mouvement Quit India, à l’époque où le Mahatma Gandhi parcourait le sous-continent pour éduquer son peuple et lui enseigner le sens de la liberté.

Quant à vous, Mme le Ministre Veil, qui avez à dix-sept ans souffert de la déportation aux camps de concentration d’Auschwitz et de Bergen-Belsen en compagnie de votre mère et de vos deux soeurs. Vous qui avez vécu là-bas les pires atrocités, pour le seule crime d’être ce que vous êtes, et qui avez laissé dans ces camps de la mort votre mère et l’une de vos soeurs. Vous qui évoquez un peu partout «la conscience du bien», vous êtes bien armée pour saisir la vraie nature d’un régime qui dès les premiers jours de son coup d’État n’a pas hésité à recourir à la déportation vers les camps du Sud de dizaines de milliers d’innocents, ramassés dans la rue pour seule crime de faciès, et détenus, pour certains durant plusieurs années, simplement pour avoir été au moment des rafles porteurs d’une barbe ou d’un kamis.

Votre présence au sein de la délégation, Monsieur le Premier Ministre Kabariti, est particulièrement utile. Vous venez d’un pays de mêmes culture et traditions. Il vous sera facile de constater la souffrance d’un peuple frère, vous qui êtes si sensible à la fraternité arabe. Votre présence est d’autant plus utile, que vous avez vécu dans votre pays, le Royaume hachémite de Jordanie, les mêmes expériences politiques, les mêmes agitations, les mêmes débats très animés, au sujet de la participation des islamistes au gouvernement du pays. Mais contrairement à l’attitude de vos hôtes, vous n’avez pas opté pour l’éradication de vos adversaires politiques. Vous les avez combattus politiquement, vous avez siégé avec eux au parlement et respecté ainsi la volonté de vos concitoyens qui avaient voté pour eux.

Monsieur l’Ambassadeur McHenry, votre lutte contre l’action des lobbies et leur manipulation de l’opinion dans votre pays vous a sans doute immunisé contre toute tentative de récupération dont vous seriez la cible à Alger. Vos différentes expériences avec les régimes africains vous ont bien équipé pour reconnaître les mécanismes subtiles qu’ils utilisent pour «maquiller» leurs systèmes répressifs et les couvrir d’une apparence de légalité. Votre soutien, chez vous, aux droits des minorités, à l’égalité des chances et à «l’action affirmative» ont sûrement aiguisé en vous le sens de la solidarité avec les faibles, les démunis, les opprimés, les laissés pour compte, les exploités, les humiliés, ceux qui ne pèsent rien dans la balance des États de non droit. Vous allez en croiser tous les jours dans les villes et campagnes algériennes.

Votre formation de juriste, Monsieur le Procureur Général Amos Wacko, qui est aussi celle de M. Soares et Mme Veil, vous fournit l’outillage intellectuel nécessaire pour discerner le vrai de faux, le bien du mal, le légal de l’illégal, le légitime de l’illégitime malgré toute rhétorique qui viserait à noyer l’un dans l’autre. Avec votre logique du droit, tout sophisme mystificateur, toute alchimie politique qui tenterait de transformer la victime en bourreau et le coupable en vertueux, n’a pas d’emprise sur vous. En outre,

votre sensibilité africaine vous aidera sans doute à mieux voir à travers l’opacité volontairement confectionnée autour de la situation algérienne.

 

Excellences,

Quant à mes craintes, peut-être les trouverez-vous légitimes, elles sont fondées sur une connaissance de l’histoire, des valeurs et des pratiques de la junte militaire algérienne et de la diplomatie à son service, en général, et sur l’expérience maintes fois confirmée de sa gestion du mensonge lors de visites de missions semblables à la vôtre, en particulier. C’est une connaissance inférée de l’observation de la gestion militaro-diplomatique du mensonge lors des visites des maintes personnalités qui se sont rendues jusqu’à présent en Algérie (observateurs de l’ONU, de l’Organisation de l’Unité

africaine, de la Ligue arabe, ministres et parlementaires européens, artistes et quelques rares journalistes). C’est une connaissance qu’il ne faut pas rejeter a priori car elle est testable, elle a un pouvoir prédictif. Ces craintes sont fondées sur des expériences qu’il faut écouter car le propre du psyché militaire, et donc de la diplomatie à son service, est d’avoir peur de l’insécurité du changement, c’est de se reproduire, d’être prévisible.

 

Excellences,

Il est prédictible que le pouvoir algérien vous a agréés afin que vous fassiez le constat de son succès dans la gestion des affaires du pays. Il vous a acceptés dans le but de vous entendre, dès votre retour, proclamer haut et fort sa réussite et faire l’éloge d’un pays où «tout va bien», contrairement à ce que prétendent les méchantes ONGs, qui à l’instar d’Amnesty International, de la Fédération internationale des droits de l’homme, de Human Rights Watch et de Reporters sans Frontières, seraient «infiltrées et manipulées par les GIA», auraient vendu leur âme et travailleraient pour le compte de «l’impérialisme et le néocolonialisme occidental».

Il est prédictible qu’il veut faire de vous une délégation alibi, comme il en a fait des Henry-Levy, Gluksmann, Pelletro, Bonnet et autres Souliers. Il est aussi prédictible que, vu votre notoriété et intégrité, il n’osera pas utiliser avec vous les méthodes qu’il a employées avec certains d’entre eux, c’est-à-dire les mallettes remplies de billets de banque et les maudites actions dans des sociétés mixtes (des affaires sombres de ce type commencent déjà à faire surface dans la presse internationale). Mais il n’hésitera pas à utiliser vos noms et vos parcours individuels dans tous les forums internationaux pour clamer son innocence, pour nier ses crimes, pour gagner la sympathie. Il n’arrêtera pas de vous évoquer, et éventuellement de vous citer, pour montrer qu’il n’y a plus besoin d’une commission indépendante d’enquête.

Il est prédictible qu’il se servira de vos propos, et les déformera s’il le faut, pour détruire les arguments du Secrétaire Général et du Haut Commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme, qui depuis des mois réclament tous les deux une telle commission d’enquête, qui se sont vus fustigés et traités de tous les noms par le pouvoir algérien et ses relais en Algérie et ailleurs, et qui auraient même été désapprouvés par certains de leurs proches collaborateurs.

 

Excellences,

On peut prédire autres choses que les intentions, inaccessibles et non testables, de la junte militaire algérienne.

Vous êtes tous, chacun à sa manière, de fervents opposants au colonialisme et a l’impérialisme. Certains, comme vous, Monsieur l’Ambassadeur McHenry qui êtes de la même famille politique que le Président J. F. Kennedy, avez même écrit sur le thème de la décolonisation. Il y a parmi vous de très anciens amis de la révolution algérienne.

Il est donc prédictible que vous rencontrerez en Algérie beaucoup d’éloquents qui joueront sur cette corde et disserteront sur «la guerre de libération», sur les «acquis de la révolution», sur la «souveraineté nationale» et sur le «principe de non ingérence». Ceux ne sont là que de faux arguments utilisés par des «imposteurs malgré eux». Car au fond, ces gens-là n’ont jamais été réellement indépendants et n’ont jamais goûté à la liberté. Ils sont toujours des colonisés de l’âme. Ils portent en eux les idées, les attitudes et les réflexes du colonisé trop accoutumé à la soumission. C’est pourquoi, potentiellement colonisables, ils ne se gênent pas, à la première occasion, à compromettre l’indépendance politique de leur pays, à brader ses ressources économiques, et à hypothéquer son avenir.

Les révolutionnaires algériens que vous admiriez, les patriotes qui se sont levés contre l’oppression coloniale, ont soit donné leur vie en sacrifice durant la guerre, à l’instar des Amirouche et Ben-Mhidi, soit ils ont été écartés et marginalisés après l’indépendance par ceux qui devaient pendant des décennies tirer les meilleurs profits des acquis de la révolution. Les rares symboles de la guerre de libération qui restaient propres et intactes aux yeux du peuple algérien ont malheureusement fini par souiller leur histoire en se joignant, souvent avec zèle, à l’entreprise criminelle des putschistes des années 90. Quel triste et pitoyable sort fut réservé aux Mohammed Boudiaf, M’hammed Yazid, Ali Haroun, Rédha Malek et autres, jadis illustres par le combat qu’ils avaient mené pour la libération de leur peuple, aujourd’hui devenus tristement honnis par ce même peuple pour la caution morale qu’il donnèrent, et continuent de donner encore, à un pouvoir militaire en manque de légitimité.

Il est donc prédictible qu’on essayera de vous gérer en invoquant les sentiments et les luttes communes. Maître Jacques Vergès ne s’est guère trompé en dénonçant la torture dans sa Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires. Il faut dire que Me Vergès se sent rattaché à des principes et à l’«Algérie éternelle», à celle des «paysans et des marchands d’olive», non pas à une égo-nostalgie du passé ou à des hommes, et aussi que son fort a toujours été de prédire les réflexes des bureaucrates de l’injustice.

 

Excellences,

Il est prédictible que durant votre séjour en Algérie vous serez bien accueillis. On vous logera dans de superbes villas méditerranéennes et dans des hôtels de luxe. On vous fera part de la générosité algérienne. On vous servira du bon couscous à la viande d’agneau nourri aux bonnes herbes du Tel, et vous fera savourer les délices d’un pays qui a accumulé les richesses culinaires de l’Occident et de l’Orient. On vous fera visiter des endroits superbes, où règnent paix et prospérité. Et lorsque vous en aurez assez, et que vous demanderez d’être conduits là où vous pourrez enfin commencer votre travail, on vous escortera vers des endroits où tout sera prêt et préparé pour vous. Lorsque vous vous sentirez gênés de la quasi-omnipresence de vos hôtes, on vous répondra que c’est pour votre bien être, sécurité et confort.

Là-bas, dans le désastre, au milieu des ruines, c’est un tout autre spectacle que vous verrez. Dans cette Algérie «inutile» (par opposition à l’Algérie dite «utile» qui désignait à l’époque coloniale l’Algérie des Français, et qui désigne aujourd’hui celle où sont concentrés les intérêts de la caste régnante), vous croiserez la souffrance et la misère incarnées par des visages humains. Vous serez surpris de découvrir la tristesse et le chagrin chez un peuple de nature gaie.

Il est prédictible que les personnes qu’on vous présentera pour vous éclairer sur la situation auront des réponses immédiates, toutes faites, à toutes vos questions. Ils vous diront dans des termes presque identiques leur vérité, celle décrétée par les services de la Certitude. Ils vous citeront tous les «ismes» qui font le malheur de l’Algérie : le fanatisme, l’obscurantisme, l’intégrisme, le fascisme et bien entendu le terrorisme, qui désignent tous, comme vous le constaterez, l’islamisme ambiant. Ils vous parleront de leurs combats pour sauver la démocratie, la modernité, le Monde libre et même la Civilisation humaine. Ils évoqueront aussi, en toute fierté, leurs exploits sur la sauvagerie et la barbarie moyenâgeuse.

 

Excellences

Il est prédictible qu’après votre tournée à l’extérieur, on vous emmènera rencontrer les personnalités influentes et les faiseurs d’opinion. Vous verrez défiler devant vous, à longueur de journée, des bataillons de femmes et d’hommes qui vous seront présentés comme les anges gardiens de l’Algérie moderne.

Vous serez reçus par le président d’une république malade, celui d’un gouvernement depuis trop longtemps en quête de gouvernail, celui d’un parlement dont la seule action efficace depuis sa «nomination» fut la garantie d’un traitement royal pour ses membres, ainsi que celui d’un sénat en retard d’une époque, pressé de finir, coûte que coûte, son «combat inachevé».

Il est prédictible que vous ne serez pas reçus par le pouvoir réel, c’est-à-dire les généraux des clans qui ont droit à s’asseoir aux conclaves militaires qui décident de tout dans ce pays, de l’élection d’un président, jusqu’à la licence d’importation de camembert, en passant par les pourcentages des résultats des élections communales. Vous ne serez pas reçus par les galonnés des diverses factions militaires qui, dans leur guerre pour le contrôle de l’institution militaire et le pillage des ressources nationales, instrumentalisent l’État, le gouvernement, les partis politiques et para-politiques qui ne sont que de simples agents exécutants, des ustensiles souvent jetables, qui veillent sur les intérêts de leurs supérieurs. Vous ne serez pas reçus par le cercle très fermé des stratèges de la mort qui contrôlent près de quatre cent mille hommes armés, allant des troupes régulières aux milices d’autodéfense, en passant les «GIA islamistes» et les «GIA berbères».

Les chefs des partis politiques agréés seront de la fête. Ça ira des dinosaures gonflés par les tricheries électorales aux autres «schtroumpfs», dont la taille «microscopique» n’a pas bougé d’un micron, et qu’un certain avocat respectable qualifie de «décoratifs». Tout le spectre «boulitique» y passera, depuis l’extrémiste laïque, défenseur d’une République qui a honte de son peuple, jusqu’à l’arrogant islamiste, imbu de sa personne, qui après avoir apporté tant d’innovations dans le lexique politique algérien,

animé par un fervent opportunisme politique, a inventé un type nouveau de «participation contestataire» ou plutôt d’«opposition par le soutien zélé», une recette qui rendrait jalouse la formule magique des Helvètes.

Vous rencontrerez évidemment le secrétaire général d’un FLN squatté par des opportunistes militants de la 25ème heure qui n’ont de ce parti que les initiales, et qui seraient incapables de vous commenter la Déclaration de 1er Novembre 1954, au cas où ils seraient au courant de son contenu. Sans oublier le président du parti au pouvoir, le parti de tous les pouvoirs, celui qui agit effectivement au nom du tout puissant club des généraux putschistes.

Vous aurez certainement l’occasion de faire la connaissance du président d’un Observatoire des droits de l’homme, installé pour pallier à la myopie du système dans ce domaine, et qui s’avérera vite, dès sa naissance, atteint d’une cécité grave, au point de compter les victimes de la terreur et la répression dans l’ordre décroissant.

Il est aussi prédictible que défileront devant vous ensuite les journalistes attitrés qui excellent dans l’art subtile qui consiste à diffuser les communiqués officiels, tout en préservant le titre d’«indépendants», ainsi que les dirigeants d’une multitude d’associations socioprofessionnelles, culturelles, syndicales, patronales, droits-d’hommistes, féministes, sportives, etc. etc… jusqu’aux présidents du Loto et du Pari Sportif algériens.

Ils viendront tous vous exposer leur point de vue, vous expliquer la solution qu’ils préconisent pour résoudre la crise algérienne. Ils vous diront tous la même chose. La concordance de leurs propos et la convergence de leurs idées vous laisseront déconcertés. Tous vous apporteront la même vérité – la seule tolérée – que vous auriez déjà maintes fois entendue de la bouche de leurs hommes de la rue. Une vérité qu’on vous répétera jusqu’à ce que vous seriez enfin aptes à la porter en vous, à la réciter les yeux bandés, à l’annoncer comme de bons apôtres convaincus, dès votre retour, autour

de vous.

Il est prédictible que «cette vérité» sera peut-être mieux formulée, présentée de manière plus subtile, enrobée dans des élaborations théoriques et des constructions intellectuelles. Vous aurez droit à des leçons d’histoire, de géographie et de stratégie politique. On vous rappellera le caractère géostratégique de l’Algérie et soulignera la dimension régionale, voire globale, du «péril vert». On ne se gênera pas de vous renvoyer à un passé lointain, qui suscite chez certains d’entre vous de vives émotions, en faisant des parallèles avec l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne, l’Espagne franquiste ou le Portugal salazarien.

 

Excellences,

Il est prédictible que ce qui vous sera difficile d’entendre, c’est l’autre voix de l’Algérie. Celle de ses enfants bannis, privés de parole, car ils ont commis le crime d’envisager une autre vérité que celle accréditée par le pouvoir. Les portes-parole et portes-plume de cette autre vérité, vous aurez tout le mal du monde à les rencontrer. Et quand vous aurez l’occasion de le faire, ça sera de manière furtive. Et pourtant ce sont eux qui pourront apporter des couleurs à l’image noir et blanc qu’on vous aura donnée de l’Algérie. Ce sont eux qui pourront mettre des nuances dans le paysage binaire qu’on vous aura dépeint. Ce sont eux qui pourront corriger la description trop simplificatrice et réductrice de la crise, que vous aurez eue.

Ces Algériens, Madame et Messieurs les membres de la Délégation, qui sont des femmes et des hommes politiques tels que Louisa Hannoune, Abdelhamid Mehri et Benyoucef Benkhadda, des défenseurs des droits de l’homme tels que les avocats Abdennour Ali-Yahia et Mahmoud Khelili, des journalistes tels que Salima Ghezali, vous apprendront qu’en Algérie, le noir n’est pas aussi noir et le blanc pas aussi blanc que l’on veuille le faire croire.

Ces Algériens sont aussi celles et ceux que vous rencontrerez dans la rue mais qui hésiteront à prononcer un mot. Celles et ceux que vous n’entendrez pas parler en présence des officiels, car tétanisés sous l’effet des uniformes. Celles et ceux qui ne feront que vous regarder. Celles-là et ceux-là, vous pourrez vous fier à leur langage non verbal. Vous pourrez décoder leurs expressions corporelles et déchiffrer les signaux visuels qu’ils vous enverront. A travers les traits de leurs visages, vous pourrez deviner l’ampleur de leur drame. Dans leurs yeux, vous pourrez lire leur souffrance. Si on vous permet de les écouter seuls et seules, et si vous les entendez, ils vous diront combien des leurs ont-ils injustement perdus. Ils vous diront les humiliations qu’ils endurent au quotidien, les détentions extrajudiciaires, les tortures, des viols, les exécutions sommaires, les massacres collectifs, les disparitions et plein d’autres atteintes à la dignité humaine et aux droits fondamentaux de la personne qu’ils ont éprouvés ou dont ils ont été les témoins. A défaut de les écouter, vous pourrez les regarder avec attention. Vous pourrez scruter leurs silhouettes et observer leurs tenues pour savoir à quel point ils vivent la misère économique. Vous saurez comment ils se battent pour préserver un minimum de survie indécente. Car de vie décente il ne rêvent plus depuis qu’ils ont tout perdu y compris la possibilité de subvenir aux besoins de leurs familles. Vous saurez à quoi ressemble un être humain incapable de scolariser ses enfants, de leur fournir des soins, ou de leur acheter du lait tout simplement. Vous saurez à quoi ressemble un peuple auquel on a confisqué la dignité et qu’on a entraîné en l’espace de quelques années vers les abysses de la pauvreté et de l’insuffisance, sous les ordres du FMI et d’autres bailleurs de fonds, sous la conduite d’un pouvoir qui dilapide les richesses du pays en surarmement et en fortunes privées, et sous les applaudissements du Monde libre.

 

Excellences,

Voilà enfin partagés avec vous tous mes espoirs et toutes mes craintes. En plus de ce partage, je voudrais vous souhaiter bonne chance. Car vous devez réussir votre mission, pour le peuple algérien. Ce peuple qui est en ce moment privé non seulement de justice mais aussi de vérité.

Il est dit, Madame et Messieurs les membres de la Délégation, que dans un monde où la justice est inaccessible, la vérité peut être un substitut temporaire. Sans que la vérité sur ce qu’il s’est passé et sur ce qu’il se passe en Algérie ne soit dite, le retour de la paix civile sera pratiquement impossible. La vérité est le préalable indispensable à tout effort de réconciliation. J’espère de tout mon coeur que vous marquerez, dans mon pays, les premiers pas dans le chemin de la vérité.

 

 

Dr Abbas Aroua

 

 

Articles