Lettre ouverte aux membres de la mission de l’ONU en Algérie

Lettre ouverte aux membres de la mission de l’ONU en Algérie

Madame, Messieurs,

A la demande du secrétaire général des Nations unies, vous avez accepté de vous rendre en Algérie le 22 juillet prochain pour une « mission d’information » d’une quinzaine de jours. En tant que membres du Comité international pour la paix, la démocratie et les droits de l’homme en Algérie, récemment créé à Paris, nous ne pouvons que nous réjouir de cette initiative. La qualité de votre délégation (présidée par M. Mario Soares, elle est composée de Mme Simone Veil, MM. I. K. Jurgal, Abdel Karim Kabariti, Donald McHenry, et Amos Wako) plaide pour son indépendance et nous espérons très vivement que vos travaux pourront faire la lumière sur une situation complexe, confuse et opaque, contribuant par la même au retour à la paix civile en Algérie.

Le gouvernement algérien a voulu cette mission et il vous a promis un « accès libre et entier » à toutes les sources d’information. Cet engagement est de bon augure, et nous partageons avec vous le souci qu’il soit tenu. C’est dans cette perspective que nous vous adressons cette « lettre ouverte ».

Non que nous doutions du souci des autorités algériennes de vous faire rencontrer des représentants des forces vives de la nation. Les ministres compétents vous expliqueront notamment que l’on vit aujourd’hui normalement à Alger et dans les grandes villes, même s’il existe encore un « terrorisme résiduel ». Ils vous indiqueront que son éradication est contrariée par la trop grande tolérance des gouvernements occidentaux à l’égard des groupes islamistes clandestins qui ont fait de leurs pays des bases arrières du terrorisme en Algérie. Et ils insisteront sur l’urgence d’une meilleure coordination antiterroriste internationale. Surtout, tous souligneront que cette réalité ne doit pas occulter le bon fonctionnement des nouvelles « institutions démocratiques », ni la liberté d’expression dont témoigne la « presse indépendante ».

D’ailleurs, vous rencontrerez certainement les représentants de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ceux de la majorité présidentielle (RND, FLN, MSP) vous feront découvrir la pluralité des débats qui animent ces enceintes sur les grands problèmes du pays. Ceux de l’opposition (FFS, RCD, Parti des travailleurs, Ennahda) dénonceront sans doute les très fortes limites imposées au pouvoir législatif par la Constitution du 28 novembre 1996. Mais beaucoup vous demanderons de reconnaître que cette « démocratie naissante », même limitée, est bien préférable au régime de parti unique qui prévalait jusqu’en 1989.

Vous rencontrerez les responsables de la « presse indépendante », francophone et arabophone. Vous constaterez la multiplicité des titres publiés et les rédacteurs en chef ne manqueront pas de souligner la liberté de ton dont ils font preuve quotidiennement, comme par exemple lors des élections législatives de juin 1997, dont ils n’ont pas hésité a dénoncer les fraudes qui les ont entachées.

Vous rencontrerez également le président de l’Observatoire national des droits de l’homme (ONDH, placé auprès du président de la République), Me Kamel Rezzag Bara, qui vous expliquera qu’un « certain nombre » de « bavures et dépassements » sont malheureusement à déplorer de la part des forces de l’ordre, mais que ceux-ci restent limités (128 exactement depuis 1992, selon l’ONDH) et qu’ils sont en tout cas systématiquement poursuivis et sanctionnés par la justice. Ce que vous confirmeront les membres du Conseil supérieur de la magistrature, lesquels souligneront leur rôle de garants de l’indépendance des magistrats.

On vous fera rencontrer, enfin, et c’est le plus important, des représentants de la « société civile » : des associations de femmes, de médecins et de personnels de santé, des militants pour le logement, des syndicalistes de l’UGTA… Vous serez sûrement impressionnés par leur liberté de propos, y compris dans la critique du pouvoir, et par leur courage face aux drames provoqués par le terrorisme islamiste et aux difficultés de la vie quotidienne.

Si vous vous en tenez à toutes ces rencontres, vous quitterez sans doute l’Algérie, comme bien d’autre délégations officielles avant la vôtre, avec le sentiment que le pays vit certes encore des heures difficiles, mais qu’il est sur la voie d’une vraie démocratie, comme en aura témoigné la pluralité de vos interlocuteurs.

Une pluralité qu’il serait absurde de nier. Mais cette « démocratie surveillée » par le « pouvoir réel », selon les termes utilisés par les Algériens pour désigner les chefs de l’armée, ne concerne malheureusement qu’une faible fraction de la société. Si vous souhaitez « connaître toute la réalité de la situation algérienne dans toutes ses dimensions », comme vous y a convié l’ambassadeur algérien à l’ONU, M. Abdallah Baali (Le Monde, 4 juillet 1998), nous vous invitons à prendre ce dernier au mot pour élargir vos rencontres et vos investigations.

Nous vous invitons par exemple à rencontrer, sans témoins, les avocats qui défendent les victimes des « bavures et dépassements » des forces de l’ordre, que vous pourrez contacter par l’intermédiaire du Syndicat national des avocats, présidé par Me Mahmoud Khellili, ou de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, présidée par Me Ali Yahia Abdenour. Ils vous donneront de nombreux détails sur les jugements prononcés par les tribunaux sur la seule foi d’aveux extorqués sous la torture, sur les violations systématiques des droits de la défense, sur les exécutions extrajudiciaires devenues monnaie courante.

Nous vous invitons à rencontrer, sans témoins, les représentants du Syndicat national de la magistrature, qui vous expliqueront pourquoi ils réclament l’abrogation du décret exécutif du 24 octobre 1992 qui a pratiquement réduit à néant l’indépendance des juges, et pourquoi ils s’opposent au récent projet de loi sur le statut de la magistrature qui aggraverait encore cette situation.

Nous vous invitons à rencontrer, sans témoins, les représentants des milliers de familles à la recherche de leurs proches « disparus », enlevés par des éléments des forces de sécurité ou des milices armées par le pouvoir.

Nous vous invitons à rencontrer, sans témoins, les journalistes des organes de presse « suspendus » ou interdits.

Nous voulons espérer que le gouvernement algérien, fidèle à sa promesse de transparence, ne s’opposera pas à ces rencontres, ou ne fera pas tout pour les empêcher, comme ce fut le cas pour les délégations précédentes. Et nous sommes convaincus que de tels témoignages vous aideront à interpeller avec précision vos interlocuteurs officiels sur les dénonciations faites depuis plusieurs années par les organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme. Nous vous invitons à leur poser notamment les questions suivantes.

– Pour quelles raisons l’armée algérienne, qui, selon les termes de la Constitution, ne joue aucun rôle politique, occupe-t-elle selon tous les observateurs de bonne foi une place aussi décisive dans le système politique, en imposant ses choix – ouvertement ou non – lors de chaque échéance importante ?

– Quelles garanties l’État s’est-il données pour que la répression des actes terroristes soient menée dans le respect des conventions et pactes internationaux sur les droits de l’homme ratifiés par l’Algérie ?

– Est-il possible de visiter les quatorze lieux de détention de la région d’Alger désignés comme des centres de torture par la Fédération internationale des droits de l’homme : les casernes de Beni Messous, d’Al Makria, de Hamiz et de Bouzaréah, les commissariats de Boumerdès, de Delly Ibrahim, d’Al Madania, de Cavaignac, de Bab Ezzouar et de Ben Aknoun, la caserne des « ninjas » à Bourouba, le centre situé près de l’école de police de Chateauneuf, la brigade de gendarmerie de Baba Hassan et le local de Ouled Fayet ?

– Est-il exact que 18 000 prisonniers politiques seraient actuellement détenus « pour des faits de terrorisme »? Dans quelles conditions ont-ils été jugés et condamnés ? Est-il exact que leurs conditions de détention, notamment dans les prisons de Serkadji, Blida, Beroughia et Chlef, sont particulièrement cruelles et dégradantes ? Est-il possible de visiter ces lieux de détention ?

– Pourquoi le ministère de la Justice refuse-t-il toujours de divulger le nombre exact des victimes des massacres des prisons de Serkadji (1995), de Berouaghia (1994) et lors des transferts de Tizi-Ouzou vers Relizane (1997) ? Est-il exact que la majorité des détenus massacrés à Serkadji étaient des condamnés à mort ?

– L’« arrêté ministériel relatif au traitement de l’information à caractère sécuritaire » du 7 juin 1994 est-il toujours en vigueur (cet arrêté confidentiel interdit aux médias de diffuser d’autres informations sur la « situation sécuritaire » que les « communiqués officiels » du ministère de l’Intérieur, et leur adresse des recommandations détaillées sur la manière de « lutter contre l’idéologie et la propagande de l’adversaire », de « mettre en relief la collusion avec l’étranger », etc.) ? Est-il exact que des « comités de lecture » du ministère de l’Intérieur sont présents au sein des trois imprimeries publiques qui impriment la quasi-totalité des quotidiens algérois ?

– Pourquoi, lors des massacres survenus entre l’été 1997 et le début de 1998 (Sidi Raïs, Beni Messous, Chrea, Beni Slimane, Bentalha, Mahelma, Larbaa, Sidi el Antar Hamlet, Relizane, Sidi Hammed, pour ne citer que ceux-là), les forces de l’ordre – armée, gendarmerie, police – ne sont-elles pas intervenues, alors même que certaines de ses unités étaient souvent stationnées près des lieux de ces tueries ? Des enquêtes ont-elles été diligentées à propos des témoignages recueillis par des ONG de défense des droits de l’homme selon lesquelles les groupes armés qui massacrent des civils agissent parfois de concert avec certaines unités des forces de sécurité, ou avec leur consentement ?

– Est-il exact, comme l’a indiqué le Premier ministre M. Ahmed Ouyahia devant le Parlement le 21 janvier 1998, qu’il existe 5 000 « groupes de légitime défense » (GLD) dont le statut est défini par la loi du 4 janvier 1997 ? Leur existence depuis 1994 est-elle compatible avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU, ratifié par l’État algérien en 1989 ? Est-il exact que ces GLD, qui rassembleraient quelque 150 000 hommes, participent à des actions offensives avec les forces de sécurité ? En vertu de quels textes légaux ?

– Quelles suites l’ONDH a-t-il donné aux 1 928 requêtes de localisation de personnes disparues dont il a reconnu avoir été saisi entre 1994 et 1996 ? A-t-il depuis été saisi de nouvelles requêtes ? Si oui combien, et quelles suites leur a-t-il données ?

Nous espérons très vivement que vous pourrez obtenir des réponses sincères à ces questions, et à toutes celles que vous jugerez utile de poser. Il en va à nos yeux de la crédibilité et de l’efficacité de votre mission, qui pourrait répondre ainsi aux espoirs de paix de l’immense majorité des familles algériennes. Nous voulons également espérer que cette visite ne sera pas, comme toutes celles qui l’ont précédée, utilisée pour exonérer une fois de plus l’État algérien des engagements de coopération avec toutes les instances compétentes des Nations Unies, engagements qu’il a pris en signant et en ratifiant les traités internationaux qui les ont mises en place. Nous insistons en particulier sur l’urgence de demander au gouvernement algérien d’accorder aux deux rapporteurs spéciaux de l’ONU chargés des exécutions extrajudiciaires et de la torture l’autorisation de venir enquêter en Algérie qu’ils attendent depuis 1993.

Tout doit être tenté pour éviter que le peuple algérien soit poussé encore davantage au désespoir en pensant que la communauté internationale n’intervient que pour conforter le statu quo. Seules des politiques d’ouverture fondées sur le respect des droits de l’homme et des libertés démocratiques peuvent permettre le retour à la paix et la marginalisation des extrémistes, conditions indispensables à l’essor de l’Algérie et à la stabilité de la région : nous espérons que vous pourrez faire entendre ce message.

 

Pour le Comité international pour la paix, la démocratie et les droits de l’homme en Algérie : Majid Benchikh, Mohammed Harbi, Fatiha Talahite, Tassadit Yacine (Algérie), Werner Ruf (Allemagne), Patrick Baudouin, Pierre Bourdieu, François Gèze, Pierre Vidal-Naquet (France), Gema Martin Muñoz (Espagne), Anna Bozzo (Italie), George Joffé (Royaume-Uni), Inga Brandell (Suède).

 

 

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