UN SENAT ALGERIEN POURQUOI FAIRE ?

UN SENAT ALGERIEN POURQUOI FAIRE ?

Brahim Taouti, avocat

 

DEMOCRATIE ET CONSEIL DE LA NATION EN ALGERIE

Le Conseil de la Nation (CN) est très sévèrement critiqué de l’intérieur même de sa coupole et de l’extérieur. Le CN organe de la démocratie ? Il est peu de métaphores sur les secondes chambres qui soient revenues aussi souvent que celles qui, précisément, indiquent le contraire. Des sénateurs ont revendiqué le contrôle de la commission des affaires étrangères. La crise avait été rendue publique le 12 décembre dernier, date à laquelle 11 sénateurs faisant tous partie du tiers présidentiel désigné par Zeroual avaient publié, dans la presse, un manifeste. Le groupe dont ils font partie se serait auto-dissous. D’autres voix internes dénoncent l’existence de deux collèges. Des voix extérieures au CN ne cachent pas leur hostilité à la deuxième chambre du Parlement algérien. On a attribué au président de la République l’intention de s’en débarrasser. Le peut-il vraiment ?

La Constitution fixe le nombre, les attributions et les relations des institutions et notamment celles du CN. La suppression ou la réforme du CN, si tant est qu’elle soit souhaitée, se heurterait en effet à la nécessité de réviser la Constitution. Or, les procédures de révision constitutionnelle donnent au CN un véritable droit de veto (articles 174 et 176). La situation est différente en Grande-Bretagne où une simple loi, au besoin adoptée après le veto suspensif d’un an dont dispose la Chambre des Lords, suffit à modifier le fonctionnement des pouvoirs publics. Le CN qui a une légitimité démocratique douteuse dispose donc de privilèges comme on le verra. Pourquoi alors l’appeler « seconde » chambre ?

L’initiative de la révision constitutionnelle a toujours été le privilège de l’exécutif, c’est-à-dire du chef d’Etat, contrairement à ce qui a pu en être dit de la Constitution de 1989, lorsque certaines voix avaient voulu justifier le coup d’Etat par le danger de voir une APN dominée par le FIS modifier la Constitution à sa guise. La décision de révision constitutionnelle qui n’a pas toujours été reconnue au peuple (Constitution de 1976) a toujours été réservée à l’exécutif, en l’occurrence le Président de la République seul (1976) ou avec l’accord indispensable du Parlement (1963, 1989 et 1996).

D’autre part, en l’état actuel des règles constitutionnelles, le président de la République qui peut dissoudre l’Assemblée Populaire Nationale (APN) issue – en principe – du peuple (articles 82 – alinéa 2, 87 et 129 de la Constitution), ne peut en faire de même avec le CN qui dispose donc, en vertu des articles 88 – alinéa 6, et 96 alinéa 3, d’un véritable privilège d’indissolubilité. Cet avantage du CN sur l’APN est couramment présumé comme étant l’apanage des secondes chambres. Cependant, cet avantage n’est pas un caractère commun du statut des secondes chambres dans le monde. Elles peuvent donc être dissoutes par le pouvoir exécutif, par exemple, en Belgique, Italie, Espagne etc.

Si le nombre des sièges au CN est plus réduit que celui de l’APN (la moitié de l’APN tout au plus, conformément à l’article 101- alinéa 4 – de la Constitution) l’avantage du CN sur l’APN réside dans la durée du mandat de ses membres, plus longue que celle des députés de l’APN, ainsi que sur le mode de leur désignation par le président de la République pour le tiers des membres et l’élection pour le reste. Les membres du CN ne sont élus, pour les deux tiers d’entre-eux, qu’au suffrage indirect et secret, parmi les membres des APC et APW et par ces derniers. Ce sont donc des règles tout à fait spécifiques et différentes de celles des députés élus au suffrage universel pour leur totalité (article 101 alinéa 2). Le mandat des membres du CN est de 6 ans alors qu’il n’est que de 5 ans pour les députés de l’APN, plus long donc d’une année ( (article 102 alinéa 2 de la Constitution). Le renouvellement des membres du CN est d’ailleurs fractionné en deux, puisque tout le CN est renouvelable par moitié tous les 3 ans (article 102 alinéa 3), ce qui rallonge considérablement, avec le suffrage indirect, le temps de latence entre le changement politique dans l’opinion et sa traduction dans la composition de la seconde chambre, pour la partie des élus locaux qui seront amenés à y siéger.

Le CN dispose d’autres avantages encore. La procédure législative prévoit toujours que le dernier mot revient, d’une façon ou d’un autre, à la deuxième chambre, car tout projet de loi qu’elle refuse est retiré si elle persiste dans son désaccord, malgré la proposition de la Commission paritaire composée de membres des deux chambres (article 120 alinéa 6). Ceci est contraire à ce qui se passe dans les deuxièmes chambres de par le monde. Pour la Chambre des Lords, son infériorité prend trois formes : le privilège financier (qui fait examiner en priorité par la première chambre le projet de la loi de finances), l’exclusion de la Chambre des Lords du vote des « money bills  » et la possession d’un veto qui n’est que suspensif (1 an) et qui peut être surmonté dès lors que deux sessions successives de la Chambre des Communes ont adopté le projet. En France, également, si la Commission Mixte Paritaire n’arrive pas à concilier le point de vue des deux assemblées, le gouvernement peut permettre à l’Assemblée Nationale d’adopter seule le projet. Dans les Etats fédéraux, la logique est évidemment radicalement différente. On distingue couramment deux grandes catégories de lois. Celles impliquant les entités fédérées doivent nécessairement recueillir l’assentiment de la seconde chambre.

Pourquoi tous ces avantages alors que le CN possède une légitimité démocratique de second rang par rapport à l’APN ? Et pourquoi qualifier le CN de seconde chambre ? L’adjectif seconde n’est il attribué au CN que pour faire passer inaperçus ses privilèges aux yeux de l’opinion ? Une démocratie moderne peut-elle s’accommoder d’une assemblée à la légitimité démocratique délibérément imparfaite ? Pourquoi maintenir cette qualification de seconde si ce n’est au regard des critères démocratiques traditionnellement reconnus, au premier rang desquels se trouve l’élection au suffrage universel direct, fondement commun des démocraties contemporaines? Est-ce la marque résiduelle d’un Etat despotique qui n’a jamais totalement abdiqué à la volonté populaire ? Tout ceci inciterait à traiter le CN comme une anomalie qu’il s’agirait soit de supprimer, soit de réformer afin qu’elle puisse jouer un rôle légitime et utile. La libéralisation va de pair avec la démocratie, toute deux imposent des règles stables, des institutions crédibles et des libertés. Or on assiste à une privatisation de l’Etat à des fins personnelles. Le CN serait-il un instrument, parmi d’autres, de cette privatisation ? Les luttes sur des privilèges et des postes indiquent qu’il en est ainsi tant elles s’inscrivent loin des préoccupations des citoyens.

Historiquement, il apparaît que les secondes chambre sont toujours créées lors des périodes historiques de transition, dans le but de réfréner des élans démocratiques trop forts et dans un contexte où le consensus national est réprimé ou fait défaut. En Algérie, il semble que la création du CN par la Constitution de 1996 visait à refuser le transfert d’une souveraineté accaparée depuis longtemps. Elle ne semble avoir aucun rapport à la démocratie. Selon si Jamel (Cherif Belkacem), la création d’un Sénat qui regrouperait des sages doit permettre de tempérer les changements sociaux et politiques brusques. Le CN serait dans son esprit le moyen de rendre la transition plus lente et donc plus aisée. En effet, une seconde chambre rassure, ou ménage les élites politiques déchues aux yeux de la population, et qui, à défaut d’une élection au suffrage du peuple se voient ainsi « désignées » ou indirectement élues pour continuer à bénéficier de leurs privilèges. Les fraudes électorales de 1997 (pour la partie des « élus » locaux réélus par leur collègues au CN), ainsi que les luttes actuelles auront fini par entacher le CN d’un vice incontestable au regard de la démocratie.

L’histoire institutionnelle de la France de 1870 confirme, en tout cas, cette logique. Lors du passage de l’absolutisme royal à l’Etat libéral les secondes chambres avaient de la sorte contribué à la transition et rendu plus acceptable le déclin politique de l’aristocratie, car plus progressif. La Troisième République qui fut un compromis entre monarchistes et républicains ne doit son existence, indéniablement, qu’à l’accord approuvé sur le Sénat. La première des trois lois constitutionnelles de 1875 est celle du 14 février, en l’occurrence celle relative au Sénat. C’est ainsi que l’évolution vers un Etat plus démocratique est passée, plus tard et de façon transitoire, par l’affaiblissement des secondes chambres.

La seconde chambre vise donc à modérer des élans démocratiques qui, à tort ou à raison, font peur à une élite sans racines populaires. Les anciennes élites, bousculées par le mouvement progressif de l’histoire vers la démocratie, subordonnent leur adhésion à l’existence de ce contrepoids institutionnel. Les personnes évacuées lors d’élection libre se voient ainsi siéger dans un CN pour dire la loi « au nom du peuple ». Mais l’histoire enseigne, également, que la deuxième chambre ne peut résister longtemps à la poussée inexorable de la démocratie. Les institutions historiquement conçues pour réfréner les « excès » démocratiques du peuple, c’est-à-dire les secondes chambres contemporaines, présentent des caractères peu démocratiques. Elles peuvent être difficilement tolérées dans une époque où la démocratie et la liberté sont les idéaux de la population.

En Algérie, la majorité des membres du CN, particulièrement le tiers nommé, se qualifient comme appartenant à la famille dite « patriotique » et se croient détenteurs d’une légitimité exclusive qui s’apparente à celle d’une aristocratie. L’Angleterre est, à ce titre, un cas unique au sein des démocraties. Sur les 1350 pairs qui siègent dans la Chambre des Lords, environ 800 sont membres à titre héréditaire, 550 le sont à titre viager (nommés par le souverain) et 26, les Lords spirituels, sont des membres de l’épiscopat de l’église anglicane. Le gouvernement Blair s’est d’ailleurs donné pour tache de mettre fin à cet anachronisme. Le mouvement de l’histoire de l’avancée vers la démocratie dépasse de loin la capacité de résistance des secondes chambres. Ainsi, la Chambre des Pairs de la Monarchie de Juillet fut-elle abolie lors de la proclamation de la Deuxième République par les constituants de 1848, en partie du fait de son refus d’élargir le cens (la base électorale) et donc de démocratiser le régime. Le Conseil Législatif néo-zélandais (1950) a été supprimé car il heurtait le fonctionnement normal de la démocratie. La Chambre Haute suédoise avait perdu toute raison d’être, le constituant suédois en prit acte en optant pour un régime monocaméral en 1969.

Ainsi, l’impression d’une démocratisation inachevée prédomine si l’on se penche sur les secondes chambres, surtout par contraste avec les premières chambres, par définition – et sous réserve d’absence de fraude – plus démocratique. Certes, les secondes chambres des pays fédéraux (USA, Allemagne etc.) sont plus démocratiques et représentent des régions ou des Etats fédérés – Lands -. Dans les autres démocraties les secondes chambres se sont démocratisées mais sans atteindre un niveau optimal au regard des critères constitutifs de la démocratie parlementaire : suffrage universel direct, mandats courts et renouvellement intégral. En Algérie, le CN qui n’a pas d’ancrage social est dépourvu d’une vision démocratique et d’un programme autre que celui de s’assurer un monopole clanique sur des privilèges personnels. D’autre part, aucun ciment ne lie les propres membres du CN où l’on observe la naissance d’une dichotomie semblable à celle que l’Algérie a connue durant la colonisation et séparant le premier College (tiers désigné) d’un deuxième College (deux tiers élus au suffrage indirect des élus locaux). Le premier College disposant d’appuis dans les cercles dirigeants et de canaux d’expression dont est dépourvu le deuxième College.

Le CN dans sa conception actuelle n’a dorénavant que deux solutions devant lui, conduisant toutes deux à son décès à plus ou moins brève échéance : l’opposition sans concession au présidentialisme qui a l’avantage de garder l’équilibre du système ou la mue en un autre organe d’assimilation à l’APN. Sera-t-il tenté par la première alternative ? Va-t-il négocier âprement son statut ? Ses membres vont-ils s’unir pour sauver leur « institution » ou, enfin, chaque « sénateur » négociera tout seul sa retraite. Les luttes ont commencé sur le terrain, et le parti RND qui fourni l’intégralité du tiers nommé et l’écrasante majorité des deux tiers restant est déjà éclaboussé par l’affaire des fraudes et les « affaires locales ». Aux dernières informations – non confirmées semble-t-il – Ouyahia qui a déclaré se maintenir à direction du RND et au ministère de la justice n’est pas d’accord pour supprimer le CN. Il en a d’ailleurs les moyens. La Constitution d’abord comme on l’a vu puisqu’aucune révision constitutionnelle ne se fera sans l’accord des « élus » ou les « désignés » du RND, surtout que le président n’a pas caché son sentiment à l’égard du « Sénat ». La justice ensuite, puisque l’instrumentalisation des juges s’est toujours pratiquée sans grande résistance des juges. Mais ces alternatives ne feront que reculer l’échéance de la fin du CN. Le secours qui peut toujours venir « d’en haut »enfin car le CN est un maillon important du système qui ne concevra sa disparition que si un autre moyen de contrôle de l’exécutif est mis au point. La riposte d’Ouyahia qui peut, sans état d’âme, se passer des élus locaux pris dans l’engrenage judiciaire va sans doute tenter de tempérer la demande présidentielle pour un compromis, puisqu’après tout, le président veut seulement « plus » de pouvoirs, ce qui n’est pas en soi un signe de plus de démocratie. Stratégiquement donc la démocratie n’est pas le premier souci des protagonistes, il faut s’attendre à un compromis qui sera imposé par le régime.

Protéger le CN c’est protéger l’une des lignes rouges mises face au président mais surtout, protéger le régime contre la démocratie. Il ne faudra pas s’étonner donc d’entendre demain que le CN est la « digue de la démocratie » contre les prétentions du présidentialisme. Mais le CN n’est pas la plus importante des lignes de démarcation à l’intérieur du système, ce n’est après tout qu’un moyen, une chose qu’on peut remplacer pour éviter la sanction des urnes. D’autre part, l’idée générale selon laquelle la société algérienne n’est pas mure pour la démocratie conforte aussi bien les prétentions du RND que celles du modèle algérien du présidentialisme paternaliste. Reste donc les modalités du partage du pouvoir entre ces deux faces du même credo. C’est à l’intérieur de ce cadre que la solution apparaîtra.

De fait, les secondes chambres sont le lieu de refuge de nombreux hommes politiques en manque de légitimité populaire. En apparence, le CN n’est pas soudé et peut également s’atomiser tout seul. Des sénateurs avaient annoncé depuis plusieurs semaines déjà la couleur, en condamnant le président de l’institution dont ils font partie. En réalité cependant le CN est un précieux maillon du système concocté par le régime. A ceux qui pensent à un CN rénové, deux types de motivations peuvent les orienter, le premier subjectif et le second plus fondamental car dépassant les institutions mises en place.

Un Sénat certes diminué dans ses prérogatives mais gardant surtout les privilèges terre à terre de ses membres peut être accepté par les membres ayant la première motivation. Mais plus fondamentalement, on doit remarquer que les principaux changements qu’a connus l’Algérie depuis le coup d’Etat de janvier 1992 ne sont pas venus du gouvernement ou de son chef du moment (HCE, Président de l’Etat, ou de la République). Ils ne sont pas venu des organes de délibération que sont le CNT, l’APN, le CN etc. Les choix stratégiques et les initiatives fondamentales depuis janvier 1992 sont le fait de décideurs qui auraient coopté des exécutants et défini les axes principaux de l’action du pouvoir. L’objectif de l’éradication, celui de la construction institutionnelle avec sa série des onze élections en dix ans, l’accord avec l’AIS et la politique de concorde civile seraient des objectifs d’un plan que le pouvoir civil devait réaliser sous sa responsabilité. Aucune solution ne doit bouleverser les équilibres pré-définis ainsi que le principe de maintien du centre du pouvoir dans la poigne des décideurs, bien que la responsabilité politique publique et apparente ne les concerne pas.

La représentation « élue » actuelle (CN, APN, collectivités locales) semble constituer autant de verrous pratiques formels de sauvegarde du système. Dans ce régime, le pouvoir politique n’apparaît pas comme responsable devant le peuple mais devant le directoire des décideurs comme les avait désignés le regretté président Boudiaf. C’est ce directoire qui prend l’initiative des réformes sans poser les questions de fond de la démocratie. Dans ce régime également, les partis politiques sont cooptés sans être obligatoirement fondés sur la représentation populaire. Par conséquent, ils n’ont pas pour vocation de modifier le système politique, et les campagnes électorales sont destinées à donner crédit au plan dans lequel ils s’intègrent. Leurs représentants dans les institutions sont élus non pas sur la base de la démocratie, mais selon le système qui les a crées et qui leur distribue les quotas de maires, de députés et de sénateurs. C’est le système qui fait les résultats des élections avant les élections. Par contre, les partis politiques qui se définissent par le principe démocratique sont rejetés ou parasités car ils risquent de le remettre en cause. Dés lors, ce qu’on appelle la classe politique n’a aucun intérêt à jouer le jeu démocratique qui ne peut aboutir qu’à son échec. Pour se justifier ces partis évoquent l’argument du régime sur le danger islamiste, alors même qu’ils peuvent être eux-mêmes des partis islamistes alibis dits « modérés », cooptés par le régime comme les autres partis. Ainsi, l’idée de supprimer le CN va-t-elle rencontrer la plus âpre résistance. Dans ce charivari, celui qui va défendre la démocratie ne sera ni le président qui veut plus de pouvoir, ni les organes « élus » comme le CN avec sa maladie congénitale ou l’APN issue en grande partie de la fraude. Ce ne sera pas davantage la société civile inexistante, puisque son nom est squatté par des partis politiques.

Malgré tout, devant les abus commis par les régimes se disant démocratiques ou prétendant défendre la démocratie ainsi que les divorces entre eux et les populations, le caractère universaliste des droits de l’homme et la relativité de la souveraineté nationale apparaissent bien problématiques. Ces divorces et contradictions apparaissent comme les indices sérieux d’une maladie de la démocratie « nationale », « spécifique » ou encore de la démocratie « limitée » dans ce qu’elle a de contraire aux principes universels, et dans ce qu’elle a de réactionnaire. La démocratie , la vraie, ne pousse pas artificiellement sous serre, par nominations, fraudes et autres engrais chimiques. Elle a besoin de soleil et d’air libre. S’agit-il d’une simple question de temps ?

 

UN SENAT UTILE EST-CE POSSIBLE ?

Les secondes chambres comme le Conseil de la Nation (CN), souvent critiquées pour déficit démocratique, peuvent servir de refuge aux politiques sur le déclin et que le suffrage direct ne permettraient pas ou plus de distinguer. Maintenir cette institution peut sembler n’être qu’un facteur de complexité institutionnelle et impliquerait, en outre, des contraintes budgétaires très lourdes pour un Etat aux caisses vides. Cependant, si la nécessité absolue de supprimer le CN se maintien ou si sa reforme est recommandée, sa suppression ou sa reforme nécessite une révision constitutionnelle. Or le CN aura beau jeu de la bloquer, du moins théoriquement. Les articles 174 et 175, c’est-à-dire le recours direct au peuple, ne peuvent contourner efficacement l’obstacle du CN. Son accord est donc incontournable. En cas de refus et donc de blocage, est-ce que la légitimité (faire respecter la volonté générale par exemple) l’emporterait dans les esprits sur la légalité (respect formel de la Constitution)  ? Ou est-ce qu’une solution de compromis, entraînant la reforme du CN, est souhaitable ? Dans les Etats ou la tradition est plus consensuelle, et où l’histoire s’y déroule sans gros à-coups, et lorsque les élites acceptent la démocratie, le besoin d’une deuxième chambre ne s’est pas fait sentir. De façon plus significative, le Danemark ou le Luxembourg, par exemple, n’ont jamais ressenti le besoin d’une seconde chambre. La Finlande s’est toujours refusée à créer une seconde chambre. En Algérie, en dernière analyse, est-ce que une reforme du CN est possible ?

L’initiative de la révision constitutionnelle a toujours appartenu au président de la République selon les quatre Constitutions qu’a connues l’Algérie indépendante. Dans deux Constitutions le Parlement partage ce privilège soit de façon absolue (1963) soit de façon limitée (1996) ; dans ce dernier cas, le président peut refuser l’initiative proposée. L’affirmation selon laquelle le Parlement de la Constitution de 1989 disposait de ce droit est donc absolument fausse. La révision constitutionnelle elle-même a généralement été conçue comme un attribut du peuple qui se prononce par référendum, sauf dans les Constitutions de 1976, qui permettait à l’exécutif de l’imposer sans recours au peuple, le Parlement du parti unique devant seul se prononcer à la majorité des deux tiers. Dans celle de 1996, le recours au peuple n’est pas obligatoire, mais dans tous les cas, la révision doit d’abord être votée par les 2 chambres (APN+CN) dans les mêmes conditions qu’un texte législatif (articles 120, 123 et 174), tant pour être soumise à référendum, que pour son adoption sans le recours au peuple.

Cela veut dire que dans les deux cas, avec ou sans recours au peuple, un tiers des membres du CN peut bloquer la révision constitutionnelle. C’est ce qu’avait prévu le régime pour empêcher une APN trop libre de modifier la Constitution avec l’assentiment d’un président qui serait d’accord. Le CN a été conçu pour freiner, même après le départ du président Zeroual, toute velléité démocratique. Ainsi, si le président de la République peut se passer de référendum, il est contraint toujours d’obtenir le vote des 3/4 des 2 chambres, en plus de l’accord sûrement acquis du Conseil constitutionnel. Il n’y a aucune solution possible d’une révision constitutionnelle qui n’aurait pas reçu l’aval des 3/4 du CN actuel. Comment rendre cela possible dans l’avenir ? L’hypothèse de disparition des secondes chambres en raison de la demande démocratique, que n’a pas vérifiée le Sénat italien pourtant qualifié de « doublon » par ses adversaires, montre qu’une intégration démocratique est le résultat d’une subtile reforme. Pour maintenir le CN il existe une possibilité pouvant aboutir à son acceptation qui, sans heurter trop frontalement la démocratie va, au contraire, la renforcer. Ces voies sont celles de la représentation (légitimité), de la spécialité et de la défense de l’Islam et des droits de la personne humaine.

Comment donner une légitimité au CN ?

Elle sera concurrente à celle de la première chambre, l’Assemblée Populaire Nationale (APN). Le CN actuel est dans ses deux tiers, de par la Constitution (article 101 alinéa 2) et de par son mode d’élection, le représentant des collectivités locales. Cela ne suffi pas à lui conférer une légitimité suffisante sans l’affaiblissement de ses pouvoirs et sa reforme. L’APN représente la nation – sous réserve de non fraude – tandis que le CN devra être le lieu naturel de représentation des entités locales ( Communes et Wilayate), des autorités spirituelles (y ajouter le Conseil Supérieur Islamique – CSI – qui doit être démocratisé et surtout comprendre des dirigeants religieux en qui le peuple fait confiance) et professionnelles (notamment le Conseil National Economique et Social – CNES – dont la composition sera également revue et améliorée). Il est évident que les « élus » actuels des collectivités locales doivent renoncer à leur mandat et que de nouvelles élections – sans tache cette fois – permettent de les remplacer. Le CN dont la représentativité actuelle est manifestement éloignée des critères traditionnels de la démocratie, notamment avec son tiers « désigné » doit rechercher une légitimité spécifique mais subsidiaire. Dans ce cas, le CN dont les prérogatives devraient être revues à la baisse, ne sera pas vraiment remis en question du fait de sa place marginale qu’il aura dans les institutions. Cette représentativité très spécifique peut être cumulativement à caractère religieux, historique ou symbolique (comme pour la Chambre des Lords), socioprofessionnel (Sénat irlandais) et régional (Italie, Espagne etc.).

Pour la comparaison, en ce qui concerne les Etats fédéraux, la seconde chambre est le lieu de représentation naturelle des entités fédérées. Les exemples américain et allemand sont souvent cités. Ils représentent les deux grands types de secondes chambres que l’on peut trouver à l’intérieur d’un Etat fédéral. Trois différences notables permettent de les distinguer : la représentation des Etats est égalitaire dans le Sénat américain (2 Sénateurs par Etats), inégalitaire au Bundesrat (critère démographique). Le mandat est électif et représentatif dans le premier cas (les sénateurs sont élus à leur poste, leur droit de vote est libre), il est nominatif et impératif dans le second cas (des représentants des gouvernements des Lander siègent au Bundesrat, le vote est collectif au sein de la délégation de chaque Land). Enfin, le Sénat américain jouit de prérogatives presque équivalentes à celles de la première chambre. Il est même certains domaines où il possède un monopole (ratification des traités, nomination des juges à la Cour Suprême, par exemple). A l’inverse, le Bundesrat est placé dans une situation d’infériorité ; l’accord du Bundesrat n’est obligatoire que pour les lois concernant les Lander, soit environ la moitié des lois votées, ce qui lui donne un poids important lors des négociations qui précèdent le vote de ces lois, surtout lorsque les majorités politiques des deux chambres sont différentes.

L’existence du CN reformé permettra, en outre, une amélioration sensible au niveau de trois étapes importantes du processus législatif.

Au stade de la proposition des lois, les membres du CN qui en sont actuellement exclus, devraient pouvoir y accéder. Permettre donc au CN de proposer des lois. Ce privilège est actuellement celui des députés (article 119 alinéa 2), et du chef de gouvernement – pour les distinctions entre députés et membres du CN voir notamment dans les articles 103, 104, 105, 106-1, 107109-1, 110, 111, 112. L’admettre pour un CN reformé donnera un surcroît de créativité puisque la composition sociologique, technique et morale des deux chambres sera différente.

Au stade de la discussion des textes, le surplus de légitimité et de spécialité va permettre au CN une discussion plus sereine des textes pour proposer et non rejeter, qui est actuellement sa seule possibilité. L’on a assisté, par intermittence, à des guerres de déclarations entre des députés et des membres du CN, notamment à propos du Statut des députés. Egalement à une guerre de tranchée entre le président du CN et ses membres qui l’accusaient de despotisme. Des articles de presse ont dévoilé, parfois sous la signature de membres du CN, le salaire exorbitant et les privilèges matériels des membres du CN. Le Statut de députés a été empêché par le CN au grand désappointement des membres de l’APN. Ainsi, c’est négativement que le CN apparaît aux yeux de l’opinion et de l’APN. Pourtant, la faculté d’empêcher un texte issu de l’APN peut quant à elle être utilisée, de façon ponctuelle, pour réparer une erreur de la première chambre. Un second contrôle de nature politique n’est pas superflu, complétant le contrôle exclusivement juridique exercé automatiquement par le Conseil constitutionnel (CC) pour les lois organiques. Le rejet pur et simple est un aveu d’échec. Seule la proposition démontre la qualité du travail du Sénat, même si elle n’est pas retenue. Le CN reformé doit être l’adjuvant, et non simplement l’adversaire de l’APN dans une obscure lutte d’influence. La fonction de transaction du CN doit être sans conteste la plus constructive quant au contenu final de la loi promulguée. Au travers des navettes entre l’APN et le CN, éventuellement dans la Commission Paritaire, la loi est progressivement débarrassée de ses imperfections et s’enrichit. A la dialectique majorité/opposition de l’APN devra s’ajouter une seconde richesse complémentaire entre les sensibilités à l’intérieur du CN reformé et entre les deux chambres. A cette condition de concurrence pour le bien public, l’apport technique et politique du CN pourra, éventuellement, permettre au CN d’être qualifié de chambre de sages. C’est de cette manière qu’il permettra de gagner en continuité, en stabilité, en sagesse et en raison dans l’ouvre législative.

Sur le troisième aspect, le CN doit se poser en protecteur de l’Islam, des droits et des libertés. Il défend la religion du peuple (vocation nationale), les intérêts des catégories sociales et professionnelles comme les corporations, les professions et les patronat (vocation technique) ou géographiques (vocation régionale) dont ses membres émanent et qui seraient souvent minoritaires à l’assemblée. Il contribue, en outre, à un effort plus soutenu d’investigation sur la gestion du gouvernement, puisqu’il a la possibilité de créer des commissions d’enquête. En l’état actuel le CN ne peut jouer son rôle. Il est d’ailleurs plus politisé que l’APN, susceptible d’être rappelé à la discipline du tiers présidentiel composé de notables nommés, discrétionnairement et sans qualités connues.

Si le privilège du président de la République de nommer est limité dans son choix aux membres du CSI et du CNES, le CN disposera d’une légitimité plus réelle et de la sérénité nécessaire qu’empêchent actuellement la surenchère dont le tiers présidentiel actuel fait son métier, sans convaincre personne. La discussion politique elle même devrait dépasser l’anti-islamisme qui ne fait le bonheur de personne, à part une minorité stalinienne rêvant de goulags. Il ne s’agit pas de créer un CNES bis mais d’en réviser la composition pour la rendre plus démocratique et moins corporatiste, avant de réaliser sa fusion au CN dans un but d’équilibre institutionnel. On objectera sûrement la difficulté de trouver une représentation socioprofessionnelle à la fois légitime et non séctarisée. Si un compromis a été trouvé au sein du CNES, il ne serait pas plus délicat à obtenir par l’élargissement. Mais ce qui vaut pour le CNES ne vaut pas pour le CSI. Un CSI devrait prendre en considération l’autorité morale de ses membres, et leur ascendant sur la population.

Ensuite, l’exemple irlandais – dont la légitimité socioprofessionnelle correspond avec un rôle politique subsidiaire – incite à penser qu’une telle réforme irait de pair avec un affaiblissement de la seconde chambre. Le CN a dans son ensemble une légitimité démocratique de second rang qui peut choquer. Ceci d’autant plus qu’il dispose du privilège de bloquer tout texte de loi et toute révision constitutionnelle. En effet, le tiers des membres « nommés » peut bloquer tout texte voté par l’APN en vertu de l’article 120 alinéa 3 qui exige la majorité des 3-4 pour l’adoption d’un texte, y compris pour les lois organiques (article 123 alinéa 2). Or, la démocratie est la victime de ces privilèges devenus aujourd’hui résiduels dans le monde. La démonstration n’est pas difficile sachant le contraste manifeste avec les premières chambres, réputées être le symbole de la nation dont elles sont – en principe – directement issues. La logique du raisonnement consiste donc à proposer la suppression ou l’affaiblissement des secondes chambres, ces modifications étant censées par ricochet améliorer la démocratie.

A ces conditions, si l’APN doit refléter le pays politique par une représentation honnête et sans fraudes, le CN doit représenter la morale sociale et la religion de l’Etat et du peuple, la « sagesse », la « modération », la liaison nécessaire entre les générations, entre les professions et les styles. Le nouveau découpage territorial annoncé ( 75 ou 83 wilayate ?) serait un moyen supplémentaire de légitimation naturel.

A défaut de ces conditions le CN est appelé à disparaître devant l’entrée de l’opinion publique dans le jeu politique et l’émergence du Conseil constitutionnel (CC) dont la tache est de contrôler les lois. Le CC exerce à la demande du président de la République, ou celle de l’un des deux chambres, un ultime contrôle sur la loi, que ce soit a priori ou après promulgation. Certes, il ne s’agit théoriquement que d’un contrôle juridique de conformité avec les normes supérieures. Le CC n’a pas de vocation « partisane » en principe, il est fréquent qu’il censure au moins partiellement une loi, qui avait passé l’obstacle des deux chambres. Mais il pèse sur le CC des soupçons de partialité ce qui pose, à l’évidence, d’autres questions.

 

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