Algérie: «L’affaire Sider» met au jour le rôle occulte des mafias

Algérie: «L’affaire Sider» met au jour le rôle occulte des mafias

Baudouin Loos, Le Soir de Bruxelles, 8 décembre 1999

Les derniers épisodes judiciaires d’une affaire qui a déjà presque quatre ans viennent de tenir en haleine beaucoup d’Algériens. Ceux-ci comprenaient en effet qu’au-delà du cas d’espèce c’est le «système» qui, mine de rien, se retrouvait sur la sellette. Quelques récents rebondissements ahurissants en attestent.

Condamné, le 23 octobre 1997, à dix ans de prison, l’ex-PDG de l’entreprise Sider (un gigantesque complexe sidérurgique étatique) à Annaba, Messaoud Chettih, n’avait cessé de clamer son innocence, tout comme les neuf autres cadres condamnés avec lui à diverses peines de prison ferme moins lourdes (voir «Le Soir» du 20 mai 1998). La bataille judiciaire qu’ils menèrent depuis lors, qui nécessita l’arbitrage, à deux reprises, de la Cour suprême, avait abouti à la cassation du jugement et à la tenue d’un nouveau procès, les accusés restant pourtant emprisonnés. Ce nouveau procès a pris fin mercredi soir et tous les accusés ont été acquittés, enfin innocentés. Quarante-six mois après leur incarcération.

Rappelons que l’accusation initiale se basait sur des allégations de détournements de deniers publics et autres dilapidations de biens publics. Il s’avéra qu’aucune enquête préliminaire n’avait été diligentée et que les accusations avaient été fondées sur une expertise – ridiculisée au cours des procès – ordonnée après coup! Pire: aucun moyen de preuve n’avait été apporté par l’accusation, qui avait néanmoins obtenu la condamnation des accusés… Dès le premier procès, les cadres avaient plaidé leur innocence et évoqué le rôle occulte d’une «mafia politico-financière» qui aurait voulu se débarrasser d’eux parce qu’ils avaient gêné ses profits dans le cadre d’énormes importations de ronds-à-béton.

Plusieurs séquences du nouveau procès qui est sur le point de prendre fin leur ont donné raison. Point d’orgue, le témoignage, le 4 décembre, de l’ex-général Betchine, qui était à l’époque des faits incriminés ministre-conseiller du président de la république, l’ex-général Zéroual. « Les cadres de Sider sont innocents », est-il venu dire devant un tribunal médusé, « ils ont payé leur résistance à la mafia du rond-à-béton; tout cela je peux le prouver, mais je ne le ferai pas car le dossier est verrouillé par le secret d’Etat ». Notons que le «clan Betchine» était justement soupçonné d’être derrière cette mafia. Pour se dédouaner, l’ancien numéro 2 de la présidence s’est permis d’accuser un autre clan, qu’il n’a pas désigné nommément. « Il y a un vaste complot tramé contre l’Algérie », s’est-il écrié. « Un complot exécuté par des parties relayées par leurs journaux qui ont voulu faire croire que moi Betchine j’étais derrière l’incarcération des cadres de Sider. Je vous dis que les importateurs (du rond-à-béton) que j’ai évoqués ont fomenté le complot que l’Algérie subit ».

De cette ténébreuse affaire typiquement algérienne, on peut retenir plusieurs leçons. 1. Des cadres d’une entreprise publique – des centaines d’autres, jugés ou non, croupissent encore en prison – ont passé près de quatre ans à l’ombre parce qu’ils ont menacé des intérêts occultes. 2. Un très haut responsable de l’Etat les savait innocents et n’a rien fait pendant quarante-six mois pour abréger leur cauchemar. 3. Malgré quoi, la justice n’a pas jugé bon de réclamer les preuves que ledit Betchine, redevenu simple citoyen, prétend détenir. 4. La «théorie» du complot contre les industries publiques – que l’«on» prive de cadres compétents ou que l’«on» fait détruire par d’opportuns «terroristes intégristes» – trouve ici une confirmation supplémentaire. Le président Bouteflika lui-même a déjà évoqué cette théorie en expliquant que certains privilégiaient ainsi les importations où il y a bakchich. 5. Sans le concours de membres importants de la justice algérienne, le complot n’eût pas été possible. 6. Jusqu’à preuve du contraire, les parrains des mafias identifiées coulent des jours heureux, en Algérie même. 7. Le «système» qui régit l’économie algérienne et l’Algérie tout court a subi une anicroche au tribunal d’Annaba. Mais il reste en place.

 

 

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