Economie algérienne : enjeux et perspectives*

Economie algérienne : enjeux et perspectives

Smaïl GOUMEZIANE, Intervention faite lors du séminaire du CIPA à Paris le 27 avril 2000,

En cette fin de 20ème siècle, l’économie algérienne est à bout de souffle. Et ce n’est pas faire preuve de catastrophisme que de dire que la situation est particulièrement grave. L’équilibrisme macro-économique et financier, auquel se livrent depuis plusieurs années les autorités, reflète les conditionnalités imposées par l’ajustement structurel. Réduction du déficit budgétaire, ralentissement de l’inflation, dévaluation du dinar, excédent commercial et augmentation du niveau des réserves en devises, tout aura été plus ou moins atteint . Pour cela, il aura fallu s’appuyer sur une logique unipolaire du tout hydrocarbures et sur une baisse drastique de la demande sociale. C’est ainsi que, d’une part, l’économie pétrolière et gazière occupe une proportion de plus en plus importante dans la production nationale, au niveau des exportations, à celui des investissements et, bien entendu, du partenariat avec l’étranger. D’autre part, la demande sociale a diminué sous les coups conjugués de la flambée des prix des biens de consommation et de la baisse des revenus salariaux, des importations (notamment de biens et équipements industriels) et des dépenses publiques. Ce faisant, il s’agissait de garantir la remboursabilité de la dette extérieure, même en cas de variations brusques du marché pétrolier international. Il n’est en effet plus question de revivre la crise des années 1980 et l’épisode dangereux de la chute des prix des hydrocarbures de 1986.

Cependant, les coûts cachés et pervers de cette opération pour les algériens sont des plus insupportables. Rien qu’au plan financier, la chute du produit intérieur brut qui en a résulté au cours des dix dernières années constitue un manque à gagner de l’ordre de 100 milliards de dollars. A cela s’ajoutent les 20 milliards de dollars de destructions occasionnées par la guerre, et la quinzaine de milliards de dollars de capitaux qui ont fui le pays au cours de ce drame. A ce seul niveau, c’est donc une perte de l’ordre de 135 milliards de dollars que le pays a subi, soit l’équivalent de quatre fois l’encours de sa dette externe. En fait, derrière ces équilibres de façade des plus aléatoires, des enjeux autrement plus graves se jouent en permanence. Examinons donc plus en détail toutes les lignes de fractures qui traversent l’économie algérienne en cette année 2000, et les perspectives qu’elles impliquent pour le pays à moyen et long terme.

 

1- Les lignes de fractures des années 1990

 

11- La surexploitation des ressources naturelles

    • L’eau, entre pénuries et pollution

L’eau, la terre et l’énergie sont des éléments incontournables pour une bonne compréhension de la situation de l’économie algérienne. L’eau est un bien rare dans tout le Maghreb. En Algérie, les données sont particulièrement inquiétantes. La population dispose aujourd’hui en moyenne de 75 litres d’eau « potable » par jour quand il en faudrait au moins le double pour répondre aux normes minimales internationales. Malgré d’énormes investissements dans de grands projets hydrauliques, les deux milliards de mètres cubes consommés par l’économie algérienne, proviennent à 72% des forages, à 22% des barrages et à 6% des sources naturelles. La distribution de cette eau est caractérisée par un niveau de fuites dans les canalisations de l’ordre de 40%. Les coupures d’eau sont le lot quotidien des algériens. Les pénuries sont fréquentes et insupportables, et tout le monde connaît ces corvées permanentes d’approvisionnement en eau, le plus souvent nocturnes, et les stockages qui s’ensuivent dans les jerricans, les bassines et autres casseroles. Il en est de même au niveau des unités industrielles et des exploitations agricoles, dont une quantité infime sont irriguées. Mais, en matière d’eau le plus grave est encore ailleurs. La pollution y fait des ravages insoupçonnés. Selon les données du CNES, plus de 600 millions de mètres cubes d’eaux usées ne sont pas traités, et sont déversés en l’état dans les cours d’eau. Par ailleurs, le taux de dépollution des eaux usées est officiellement de 22% mais, si l’on tient compte des pannes fréquentes qui frappent les unités, ce taux tombe à quatre pour cent. Dès lors, comment s’étonner que les nappes souterraines, y compris dans la Mitidja, soient infectées et que les taux de nitrates y soient supérieurs aux normes admises ? Comment s’étonner également que deux plages sur trois connaissent des seuils de pollution qui devraient conduire à l’interdiction de s’y baigner ? La pollution des eaux vient ainsi s’ajouter à la pollution générale. A titre d’exemple, il faut savoir que seuls 60% des déchets urbains sont collectés, soit cinq millions de tonnes par an, qu’il n’existe aucune usine de traitement de ces déchets en Algérie, et que ceux-ci sont déversés dans des décharges en plein air situées aux abords des villes. Que dire, enfin, de la teneur en plomb des rues d’Alger qui est cinq fois supérieure à la norme, c’est à dire plus élevée qu’à Paris ou Tokyo pourtant réputées pour leur pollution atmosphérique ?

    • L’érosion naturelle et la spéculation foncière

Bien évidemment, la question de l’eau se répercute sur celle de la terre. L’agriculture algérienne subit de plein fouet les sécheresses cycliques et ces pénuries d’eau permanentes qui limitent d’autant les possibilités d’irrigation. Il s’en suit que l’Algérie dispose aujourd’hui de deux fois moins de terres irriguées que le voisin marocain. Plus grave encore, la surface agricole utile, déjà bien maigre, a diminué de plus de 40% en 30 ans sous l’effet conjugué de l’érosion naturelle et de la spéculation foncière qui préfère le béton aux activités agricoles. Pour s’en convaincre, il n’est que de voir la défiguration urbanistique subie par la Mitidja au cours de cette période. En conséquence, la croissance moyenne de la production agricole nationale, au cours de ces dix dernières années, n’a guère dépassé les 2,8%, soit un taux tout juste supérieur à celui de la poussée démographique de 2,25%. Avec des rendements parmi les plus faibles de tout le Bassin méditerranéen, l’agriculture algérienne, longtemps enfermée dans un carcan bureaucratique, et dans un régime foncier faisant la part belle à l’état et profondément injuste, n’assure donc en moyenne que 25% des besoins de la population. Résultat, l’Algérie qui obtenait 25% de ses recettes d’exportations de l’agriculture jusqu’en 1973 est, depuis cette date, entrée dans un processus de dépendance alimentaire de plus en plus fort. La balance commerciale agricole est devenue négative et n’a cessé de se détériorer, au point qu’aujourd’hui les importations alimentaires atteignent deux milliards et demi à trois milliards de dollars chaque année, soit près d’un tiers des importations annuelles.

    • Energie : les illusions partent en fumée

1973, c’est justement l’année du boom pétrolier et des immenses espoirs que l’on avait placé dans cette formidable source d’énergie et de capitaux. Un quart de siècle plus tard, il faut se rendre à l’évidence. Les torchères du Sahara n’ont rien réglé. Beaucoup de nos illusions y ont disparu en fumée. Pis, la sacro-sainte priorité donnée en permanence à la rente pétrolière en a fait un véritable cadeau empoisonné. Ce secteur qui devait assurer le développement d’une économie nationale diversifiée et intégrée, demeure plus que jamais le secteur principal de l’économie et pratiquement le seul en mesure d’exporter sa production. Avec 97% des recettes d’exportations, ce secteur fait de l’Algérie un pays mono-exportateur à la merci des fluctuations hiératiques du marché pétrolier. Plus grave encore, censé à l’origine être le moteur du développement et servir à financer l’investissement productif national, ce secteur est aujourd’hui totalement soumis à la contrainte extérieure qu’impose la dette. Exporter pour rembourser, tel est depuis des décennies la logique infernale qui prédomine. Et comme la dette est particulièrement lourde et longue, il faut exporter de plus en plus ce qui implique de nouveaux investissements dans le secteur exportateur. Dès lors, le secteur pétrolier engloutit chaque année près de cinq milliards de dollars d’investissements, soit près de 40% des investissements du pays. Par ailleurs, comme cela ne suffit pas, on s’est engagé dans un vaste programme de partenariat sous la forme de contrats de partage de production. Celui-ci a largement porté ses fruits puisque les découvertes sont nombreuses et importantes en volume. Cependant, les productions additionnelles sont cédées à hauteur de 28 à 30% aux partenaires étrangers. Enfin, depuis quelques temps on envisage même de privatiser la Sonatrach, pour répondre aux exigences de cette contrainte extérieure. A terme, en suivant cette logique, ce secteur stratégique par excellence passera progressivement entre les mains des investisseurs étrangers.

12- Les richesses confisquées

Dans la réalité, tout au long de ces années, les richesses de l’Algérie n’ont cessé d’être convoitées, puis confisquées. Cette convoitise a été le véritable ressort des actions dites de développement.

    • La pompe aspirante de la dette

Ces actions ont conduit le pays à un niveau d’endettement des plus insoutenables. Au cours de ces cinq dernières années, l’Algérie a remboursé l’équivalent de sa dette. Pourtant, celle-ci est plus que jamais là. Elle atteint désormais plus de 30 milliards de dollars. Sa durée, aujourd’hui de neuf ans, a triplé en moins de dix ans. Son service dépasse toujours les cinq milliards de dollars, soit entre 40 et 50% des exportations annuelles, et 13% du produit intérieur brut (PIB). Comment un pays peut-il accumuler de la richesse et se développer quand chaque année il lui faut consacrer un montant aussi important au remboursement de sa dette ? Même les pays développés ne le pourraient pas. La politique d’endettement systématique menée depuis des décennies est donc un puissant instrument de drainage des richesses nationales hors du pays. Ce n’est malheureusement pas le seul.

    • La spéculation sur le dinar et les transferts de capitaux

Les dévaluations successives de la valeur du dinar, la monnaie nationale, depuis fin 1991, et la spéculation qui entoure sa circulation et son change, ont permis des transferts invisibles de capitaux d’un niveau insoupçonné. Pensez donc, en 1990, il fallait 10 dinars pour un dollar. Il en faut désormais 65. Pis, sur le marché parallèle, le change se fait à 84 dinars pour un dollar ! Les pensions de retraites des émigrés, qui se chiffrent annuellement à près de deux milliards de francs, alimentent en partie le réservoir de change. Mais plus fondamentalement, ce sont les comptes garnis de certains par le biais de la spéculation commerciale, de la surfacturation ou de la corruption qui favorisent de telles pratiques. Les réseaux sont très concentrés et structurés dans la plupart des grandes villes du pays et à l’extérieur. De l’aveu même du Président de la République, le commerce extérieur du pays serait entre les mains de 10 à 15 personnes. Ils brassent une grande partie de la masse monétaire nationale, dont près de 50%, soit 600 milliards de dinars, passent de la main à la main hors de tout circuit bancaire. Par ce biais, on estime qu’un milliard et demi à deux milliards de dollars fuient le pays chaque année. En trente ans, ce sont ainsi quelques 30 à 40 milliards de dollars de richesse nationale qui s’en sont allés se loger off shore dans les comptes numérotés de quelques banques internationales vertueuses, ou s’investir hors du pays dans l’hôtellerie, dans l’immobilier ou dans le négoce international.

    • La chute du PIB et le manque à gagner

Cette spéculation effrénée ne pouvait conduire qu’à l’effondrement de la production nationale. Au cours des dix dernières années, la croissance annuelle moyenne de la production nationale a été de l’ordre de 0,9%. Dans la réalité, hors hydrocarbures (5,5% de croissance) et hors agriculture (2,8% de croissance), l’économie productive algérienne a subit une régression des plus inquiétantes. Le secteur industriel, qui devait être le fer de lance du développement, a vu sa production chuter de façon vertigineuse, malgré l’injection de plus de 12 milliards de dollars de ressources financières pour l’assainissement des entreprises publiques et des banques. Les secteurs manufacturiers (textiles, cuirs) et les industries lourdes ont été les plus touchés. La structure du PIB en a été profondément remaniée. Les hydrocarbures qui n’en constituaient que 20% en 1990, en représente désormais 30%, accentuant le poids de ce secteur dans l’économie nationale au détriment du reste des activités productives. Dans le secteur industriel, dont la production ne correspond plus qu’aux trois quart de ce qu’elle était il y a dix ans, les capacités installées sont utilisées à moins de 50% et les équipements sont pour beaucoup déjà obsolètes. L’investissement national tombé à moins de 27% du PIB, contre plus de 40% dans les années 1970, est réalisé à 40% dans les hydrocarbures. Du côté du secteur privé, les investissements de type industriel sont insignifiants, et leur part dans la production nationale est aujourd’hui inférieure à ce qu’elle était dans les années 1970 et 1980. Il en est de même des investisseurs étrangers. Ceux-ci n’investissent pratiquement rien hors hydrocarbures. Force est de constater que les milliards de dollars extérieurs promis par certains pour relancer la machine économique ne pointent guère à l’horizon. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant. Depuis des décennies, le Maghreb en général n’a pas attiré les capitaux espérés. Malgré des codes des investissements des plus libéraux, ceux-ci reçoivent moins de trois pour cent des investissements européens dans le monde. C’est aujourd’hui encore plus vrai pour l’Algérie dont le risque pays n’a fait que se dégrader. C’est donc dans les activités commerciales à rotation rapide du capital et à rendements spéculatifs que les moyens financiers s’investissent.

13- La propagation de la pauvreté

Le pillage des ressources s’est traduit par une montée inexorable de la misère et de la pauvreté pour le plus grand nombre.

    • Erosion du pouvoir d’achat et explosion du chômage

Les revenus salariaux ont diminué de moitié en moins de 10 ans. Aujourd’hui, plus d’un tiers des salariés disposent d’un revenu mensuel inférieur à 6000 dinars, soit l’équivalent de 100 dollars ou de 600 francs. Conséquence, les dépenses de consommation ont brutalement chuté. Selon diverses estimations, dont celle du CNES, ce sont plus de sept millions de personnes, soit 23% de la population, qui vivent en deçà du seuil de pauvreté, c’est à dire avec un revenu quotidien inférieur à un dollar. Ce chiffre passe à 14 millions de personnes, soit plus de 40% de la population, si l’on considère un revenu quotidien inférieur à deux dollars. Les classes moyennes ont de ce fait rejoint le lot des plus démunis. Ce faisant elles ont pratiquement disparu. Seule une couche minoritaire de nouveaux riches a vu sa situation s’améliorer sur fonds de spéculation commerciale et financière. La prolifération des sociétés d’import-import en est le signe le plus visible. Une situation d’autant plus préjudiciable à l’économie nationale qu’une grande partie de ces revenus est non déclarée, échappant ainsi à la fiscalité. La fraude et l’évasion fiscales n’ont jamais été aussi importantes. Elles expliquent en grande partie la baisse constatée de la fiscalité ordinaire.

Par ailleurs, le chômage est devenu endémique et touche au moins un algérien sur trois. Selon le CNES, le taux de chômage oscille désormais entre 33 et 40% de la population active, estimée à quelques huit millions de personnes, soit le taux du début des années 1960. 80% de ces chômeurs ont moins de 30 ans. 70% ont une faible qualification. La durée du chômage est souvent supérieure à 27 mois. Du côté des femmes, ce taux de chômage est encore plus élevé. Il dépasse de près de 10 points celui des hommes. Par ailleurs il faut noter que les diplômés sont également victimes de ce fléau. Cent mille d’entre eux sont également à la recherche d’emploi. Dans la réalité, la population active algérienne est largement sous-estimée. En effet, seuls 10% des femmes en âge de travailler sont prises en compte dans les statistiques. Une autre manière de considérer les femmes comme des mineures économiques à vie. Sans ces manipulations statistiques, il apparaît évident que le taux de chômage est nettement plus élevé que celui affiché. Chez les pauvres ce taux atteint déjà plus de 50% de la population. Ce chômage endémique est d’ailleurs indirectement perceptible avec la montée en puissance de l’économie informelle (30% du PIB et 17% de l’emploi non agricole) et du travail « au noir » et à domicile, notamment chez les femmes. Tout cela signifie qu’en Algérie une personne fait aujourd’hui vivre en moyenne sept personnes.

    • Education au rabais et soins à deux vitesses

La politique d’éducation poursuivie depuis près de quarante ans a certes permis une massification des effectifs, mais les résultats finaux obtenus en termes d’efficacité et de qualité sont très nettement insuffisants. Les abandons, exclusions et autres sorties en cours de scolarité et l’importance de l’échec scolaire (60 à 75%) lors des principaux examens (BEF et baccalauréat), se traduisent par un taux de déperdition global de 95% entre le moment de l’entrée à l’école fondamentale et celui de la sortie de l’enseignement supérieur. Autrement dit, le taux de réussite final est de cinq pour cent. A titre de comparaison, il est de 10% en Tunisie. Avec un tel mécanisme d’exclusion, on estime les déperditions annuelles à 500 ou 600 000 jeunes. Par ailleurs depuis quelques années, on assiste d’une part à un recul du niveau général de scolarisation à l’école fondamentale, et d’autre part au développement des écoles privées pour la minorité en mesure d’en payer le prix. Enfin, il faut noter que la part des dépenses d’éducation dans le budget de la nation baissent depuis quelques années, programme d’ajustement oblige.

Par ailleurs, les algériens, dont la santé est de plus en plus fragile, accèdent à un système de soins à deux vitesses. Officiellement, le CNES indique q’une famille sur cinq souffre de malnutrition. Les maladies et autres épidémies se propagent à grande vitesse. Des maladies que l’on pensait éradiquées font leur réapparition. Tuberculose, diphtérie, rougeole, maladies à transmission hydrique (typhoïde, choléra, hépatites,…), et autres zoonoses, méningites et VIH, progressent dangereusement. Aussi, malgré la hausse vertigineuse du prix des médicaments ces dernières années, les dépenses consacrées par les algériens à leur santé ont été multipliées par 32 en dix ans. A contrario, les dépenses de santé publique, tout comme pour l’éducation, ont diminué pour cause d’ajustement structurel. Dans ces conditions, seuls les plus aisés peuvent accéder à des soins de qualité.

    • Surpeuplement dans les logements et immobilisme social

La production de logements est insignifiante compte tenu de l’ampleur des besoins. Les crédits affectés à ce secteur ont baissé de plus de la moitié à prix constants. Alors que le déficit en la matière est estimé à plus de un million deux cent mille logements, on en réceptionne annuellement moins de 80 000. Le taux d’occupation moyen par logement est de sept personnes et demi. Dans la réalité, des familles de 15 à 20 personnes continuent de s’entasser dans des espaces exigus et des logements vétustes à 52%. De la sorte, 30% des logements connaissent un surpeuplement critique, et 28% une situation de surpeuplement intolérable. Le résultat le moins perceptible de cette promiscuité est que l’âge moyen au mariage est passé à 31 ans pour les hommes et à 29 ans pour les femmes. Car, pour convoler en justes noces il faut un emploi et un logement. Deux choses qu’il est aujourd’hui de plus en plus difficile à réunir en Algérie. Par ailleurs, malgré toutes les campagnes de débidonvillisation menées à coups de bulldozer, le CNES évalue à 518 000 le nombre d’habitats précaires, tout en précisant que ce chiffre est probablement plus élevé dans la réalité. C’est dire que plus de deux millions et demi de personnes vivent aujourd’hui dans des « taudis ».

Au bout du compte, les algériens sont soumis à un véritable enfermement économique, social et politique. Ils en sont alors réduits à une sorte d’immobilisme contraint aussi bien dans l’espace exigu de leur habitat, que dans celui de leur quartier ou de leur ville qu’ils ont peine à quitter pour cause d’insécurité, ou encore du pays tout entier dont ils ne peuvent sortir qu’en obtenant un visa donné au compte goutte par les pays de destination. IL en est de même de l’immobilisme forcé en matière d’idées (la pensée unique veille au grain, la censure fait le reste), voire de culture ou de loisirs.

 

    1. Les exigences de rupture des années 2000

Face à une telle dégradation de la situation économique et sociale, les perspectives à moyen et long terme ne sont guère réjouissantes. A moins d’envisager rapidement une alternative à cette logique prédatrice et toute tournée vers l’extérieur. Deux scénarios sont alors imaginables.

21- Un statu quo suicidaire

    • La poursuite du pillage des ressources nationales

Si l’on poursuit la double logique de l’endettement et de l’unipolarité, on poursuivra le dépeçage du pays. La logique de la dette imposera notamment le gonflement d’une dette publique déjà consistante, comme l’atteste le déficit du trésor public (Le Président de la république lui-même a affirmé à plusieurs reprises que les caisses de l’état sont vides), et celui des collectivités territoriales. Celles-ci ont déjà subi des coupes sombres dans leurs budgets et l’on voit mal comment elles pourraient faire face aux immenses tâches qui les attendent sur leurs territoires. A terme, le surendettement public serait tel qu’on assisterait à la faillite de l’état et de ses démembrements. Dans de telles conditions, la main mise des forces occultes sur les flux de capitaux dans et hors du pays se renforcera, conduisant à l’accélération des mouvements spéculatifs et à celle des fuites de capitaux. Quand aux capitaux extérieurs, ceux-ci continueront de se concentrer dans le seul secteur à rentabilité et sécurité maîtrisées : les hydrocarbures.

Cette évolution renforcera alors la logique de l’unipolarisation de l’économie algérienne autour du secteur pétrolier et gazier. Celui-ci sera surexploité pour répondre aux exigences de la dette. Pour exporter de plus en plus, des investissements toujours plus importants y seront consacrés. Le programme de la Sonatrach prévoit déjà un minimum de 20 milliards de dollars d’ici 2005. Pour réaliser un tel programme, il faudra des capitaux que l’Algérie ne peut aujourd’hui mobiliser qu’ en accélérant les contrats de partage de production avec les partenaires étrangers. Le plus récent vient d’être signé avec la firme BP Amoco pour un montant de 2,4 milliards de dollars d’ici 2002. Pour attirer plus rapidement les partenaires et les impliquer dans ce programme, il faudra également ouvrir le capital du fleuron de l’industrie nationale à leurs capitaux. La question de la privatisation de la Sonatrach est donc de plus en plus fréquemment évoquée au niveau le plus élevé de l’état, semant la grogne au sein du monde du travail. Ce qui dérange n’est pas tant la privatisation que la forme qu’elle prendra dans une logique de plus grande externalisation de l’industrie énergétique nationale. Cette logique, outre qu’elle continuera à drainer d’immenses capitaux hors d’Algérie pour rembourser la dette et permettre le retour sur investissement des partenaires étrangers, dont on connaît les exigences en termes de rendements dans l’ensemble du tiers monde, contribuera, en monopolisant l’investissement national, à la dislocation des potentiels économiques productifs hors hydrocarbures, à l’effritement des infrastructures, et à l’effondrement du système de protection sociale.

    • La généralisation de la pauvreté

Selon un tel scénario, résultant de la poursuite de la politique économique actuelle, en 2010, le produit intérieur brut par habitant serait tout juste amélioré pour atteindre 1800 dollars, grâce à la surexploitation des gisements sahariens. A terme, le secteur des hydrocarbures représenterait 40% du PIB, ce qui veut dire que les services (commerce, transport, BTP notamment) contribueraient à 35 à 40% et l’industrie et l’agriculture pour seulement 20 à 25%. Ce serait l’effondrement de deux secteurs essentiels de l’économie nationale, notamment en termes d’emploi et de consommation. Tout cela ferait la part belle à l’économie informelle qui pourrait représenter 50% de l’économie officielle. Dans ces conditions, le fossé entre la minorité de nouveaux riches et la majorité de plus en plus écrasante (écrasée serait le mot juste) ne cessera de se creuser, et les inégalités de toutes sortes s’approfondiront. Pour maintenir le niveau actuel du chômage, il faudrait créer, en permanence, près de 250 à 300 000 emplois par an, soit une multiplication par cinq du rythme de création actuel. Dans le cadre du statu quo, une telle accélération est impossible. Il s’en suivra un niveau de chômage incroyable et insoutenable de près de 50% de la population active. Une véritable poudrière. Le statu quo signifierait donc que près de 18 millions de personnes seront alors en dessous du seuil de pauvreté, soit une fois et demi la population algérienne de 1962. Avait-elle, cette population, chèrement conquis son indépendance pour en arriver là, cinquante ans après ? Pour que le cinquantenaire de la libération soit, pour ses enfants et ses petits enfants, synonyme de sous-emploi, de sous-consommation, de sous-éducation, en un mot de sous-développement ?

    • L’insécurité permanente

Un tel scénario serait à l’évidence porteurs de graves dangers pour la nation toute entière. L’insécurité sous toutes ses formes y serait telle qu’elle mettrait en cause la souveraineté même du pays. L’insécurité alimentaire approfondirait les situations de carences nutritionnelles d’une partie encore plus importantes de la population. Les importations alimentaires, plus que jamais soumises aux aléas du marché des hydrocarbures et des échéances de la dette, mettraient en cause le modèle alimentaire national déjà fortement concentré sur les seules céréales. La pollution des eaux et l’envahissement des déchets urbains et industriels non traités renforceraient les risques épidémiologiques au moment où les dépenses de santé publique auront beaucoup de mal à augmenter pour cause de surendettement public et de coupes drastiques dans les budgets sociaux, conduisant à la dégradation accélérée de l ‘environnement et du cadre de vie des populations. L’insécurité sanitaire, notamment dans les zones d’habitat précaire, se traduira par une montée en puissance des maladies de la misère, mais elle conduira également au développement de l’insécurité en général, liée à l’explosion de la délinquance, de l’économie de la drogue et de toutes sortes de criminalités (prostitution). La ghettoïsation de certains quartiers des grandes villes se développera creusant un fossé de plus en plus grand entre les quartiers populaires victimes d’une urbanisation sauvage, de la dégradation des infrastructures collectives (habitat, eau, éducation, santé) et de la misère galopante, et les « beaux quartiers » qui chercheront par tous les moyens, dont ceux de l’état, mais aussi des milices privées, à préserver leur tranquillité, comme dans de nombreux pays du tiers monde (Brésil, Mexique, notamment). Une telle évolution ferait, à l’évidence, le lit de tous les extrémismes, et sera le creuset de toutes les violences. L’Algérie serait alors plus que jamais mise en quarantaine, et l’on voit mal comment elle pourrait s’ouvrir sur le monde. L’immobilisme de la société algérienne serait structurel. Autant dire qu’il serait suicidaire.

22- Pour un développement humain, durable et solidaire

    • Une croissance multipolaire internalisée.

Il existe, bien évidemment, une alternative à ce scénario probable de la peur. Cette alternative implique un changement radical de politique économique. Il faut d’urgence passer d’une logique unipolaire externalisée à une logique multipolaire internalisée. Autrement dit, il faut asseoir la croissance rapide et durable de l’économie nationale sur l’ensemble des secteurs productifs avec pour objectif principal le développement équilibré du marché intérieur. Une telle alternative suppose le rééquilibrage du poids des différents secteurs dans la création de richesses, y compris en ce qui concerne le volume des capitaux qui s’y investissent. L’agriculture nationale, l’industrie et le BTP ne peuvent être cantonnés au rôle subalterne qui est le leur aujourd’hui. Pour cela il est nécessaire de s’appuyer sur la relance tous azimut de projets multiples : grands projets infrastructurels et d’habitat, promotion de l’agriculture et du secteur agro-alimentaire national, politique incitative en direction des PME/PMI des industries de biens et services de consommation, et soutien énergique aux micro-projets. L’Algérie d’aujourd’hui ne peut plus se suffire d’un seul moteur, le secteur énergétique, et d’un seul carburant, la rente pétrolière. Tous les secteurs productifs doivent être mis en position de participer activement à l’effort de production national. Ainsi, il faut savoir que le seul secteur de l’habitat peut être un secteur moteur pour l’ensemble des industries de la construction (matériaux, équipements électriques, mécaniques, bois, acier, énergie électrique, …) et un puissant vecteur d’élargissement de la consommation intérieure. Il est également un formidable réservoir de main d’ouvre. Il est connu qu’un logement construit est créateur de quatre à cinq emplois permanents. Imaginez ce qu’il en serait si l’on se remettait à construire 150 à 200 000 logements par an. Il faut également savoir que la maintenance et l’entretien permanent (un ravalement tous les cinq ans) du parc d’habitations actuels, particulièrement vétuste et dégradé, contribuerait, de la même façon particulièrement en milieu urbain, à créer des emplois durables par dizaines de milliers dans tous les corps de métiers, qui feraient vivre des milliers de PME et de micro-projets, et amélioreraient sensiblement le cadre de vie des citoyens. Il en est de même du secteur agro-alimentaire, ou de celui de l’éducation, de la culture de la communication et des loisirs. Car cet effort de production national, qui ne doit pas concerner que l’état mais au contraire impliquer les initiatives libres mais organisées de tout un chacun, doit viser en premier lieu l’amélioration du niveau de satisfaction des besoins des algériens. Compte tenu de la démographie (les algériens seront 36 millions en 2010), l’effort de production devra se traduire par une croissance du PIB de l’ordre de 10% chaque année. C’est difficile, mais c’est réalisable. A ce rythme, Le PIB global en 2010 sera supérieur à 100 milliards de dollars, et le PIB par habitant avoisinera 3000 dollars, soit un doublement. L’Algérie se sera bien remise au travail, ce qui aura engendré 200 à 250 000 emplois supplémentaires chaque année, infléchissant nettement la courbe du chômage pour ramener le taux à moins de 25%. Les exportations annuelles seront de l’ordre de 20 milliards de dollars, soit 20% du PIB contre 30% aujourd’hui, indiquant la priorité accordée à la satisfaction du marché intérieur. La structure des exportations aura ramené le poids des hydrocarbures à 75%, ce qui signifiera une diversification des exportations hors hydrocarbures. Celles-ci, actuellement de 400 millions par an seront portées à cinq milliards de dollars.

    • Une protection constante des ressources naturelles et humaines

Cet immense effort de production national ne pourra porter tous ses fruits qu’en s’appuyant sur la protection permanente des ressources naturelles et humaines du pays. La question des pénuries d’eau, de la pollution, de la réduction et de la dégradation des sols, du gaspillage des ressources énergétiques doivent trouver leurs solutions dans le cadre d’une stratégie qui implique au maximum les citoyens dans la protection et l’amélioration de l’usage de ces ressources naturelles. Mobiliser les eaux de pluie et les eaux souterraines pour l’agriculture, limiter les fuites dans les réseaux, promouvoir les dizaines de sources d’eaux naturelles répertoriées dans le pays pour la consommation humaine, autant de chantiers porteurs d’avenir et de sécurité en matière d’eau. Remembrer l’agriculture, régler le problème foncier dans le sens des intérêts des véritables agriculteurs, améliorer les conditions de production et les rendements, viser la réduction des importations alimentaires par la promotion de la production et de la consommation nationale, voilà d’autres chantiers porteurs d’avenir et de sécurité alimentaire. Au moment où partout dans le monde l’agriculture productiviste est mise en cause, comment ignorer le formidable potentiel que constitue l’agriculture de nos régions qui pourrait allier avec bonheur tradition et modernité ? Des normes rigoureuses de production, de distribution et de consommation de ces ressources naturelles devront être mises en ouvre pour garantir la protection des consommateurs, et se garder de l’envahissement de produits importés contenant des matières premières à risque (OGM notamment). Car la protection des hommes est également un objectif majeur de la sortie de crise de l’économie algérienne. Cette protection suppose toutefois que le citoyen soit lui-même en mesure d’apprécier la qualité de son environnement naturel, professionnel, alimentaire ou culturel. C’est dire que la question de son éducation est essentielle dans le cadre de cette alternative. Une éducation performante et pour le plus grand nombre tel est l’action majeure qu’il faut mener dans le secteur de l’éducation. A la massification des effectifs, il faut désormais ajouter l’obligation de résultats, de qualité pour la majorité, et l’adéquation au monde changeant de la production. Cela veut dire qu’il faut accroître le nombre des personnels de l’éducation et améliorer leurs conditions de vie et de travail pour assurer leur participation active à l’ouvre de redressement d’une école algérienne aujourd’hui sinistrée. C’est le seul moyen d’augmenter le niveau de scolarisation, de réduire de manière significative le taux de déperdition (le baisser à moins de 80% en 2010) et d’échec scolaire (viser un taux de réussite de 50% au BEF et de 40% au baccalauréat), de diversifier les formations (notamment pour les métiers de l’entretien et de la maintenance), d’encourager la recherche et au delà de réduire le taux de chômage des jeunes en général et des diplômés en particulier par une plus grande qualification et adaptation au monde du travail. La réussite des dragons de l’Asie du sud est, c’est connu, doit beaucoup à la qualité de leur système éducatif et de recherche.

    • Un partage équitable des fruits de la croissance

Si l’on veut éviter que les fruits de cette croissance ne soient à nouveau l’objet de toutes les prédations il faut que l’état mette en ouvre une politique vigoureuse et énergique de partage équitable de ces fruits. Autrement dit, cela veut dire une politique qui assure la promotion des revenus productifs (salaires et profits) au détriment des rentes de spéculation, incite à l’épargne et aux investissements productifs, décourage les capitaux oisifs, et lutte contre le fléau de la fraude, de l’évasion fiscale, et de la spéculation sur la monnaie nationale. Le passage rapide à la convertibilité totale du dinar serait un signe fort en ce sens. Stopper la dégradation du pouvoir d’achat des populations et lier l’évolution des salaires à l’amélioration du PIB irait également dans ce sens. Enfin, on ne peut parler de partage équitable des fruits de la croissance sans aborder la question de la protection sociale. On ne peut améliorer le sort de tous en se cantonnant dans le domaine de la création d’emploi, fut-elle accélérée. On le sait, même dans une telle alternative, l’Algérie continuera d’avoir un taux de chômage élevé de 20 à 25% de sa population active. Sans protection sociale, ces chômeurs, mais aussi ceux dont les revenus seront encore insuffisants, continueront de survivre dans le dénuement. La protection sociale devra promouvoir divers mécanismes pour une insertion digne de toutes ces populations dans la société en restructuration. Plus concrètement ; cela veut dire qu’il faut réduire de façon très significative le nombre des algériens qui auront encore à vivre au dessous du seuil de pauvreté. Réduire de moitié ce nombre serait des plus encourageants. Par ailleurs, pour ceux-là, une amélioration de leurs conditions de vie pourra venir de l’immense potentiel de solidarité des citoyens, qu’il s’agira d’encourager, de susciter, de promouvoir par des mesures organisationnelles, financières et fiscales.

    • Une plus grande mobilité des hommes, des biens et des idées

Une telle mobilisation pour cet effort de production national ne pourra pas se concevoir sans la mise en ouvre d’une véritable mobilité des hommes, des biens et des idées dans tout le pays. Une croissance aussi accélérée et multipolaire ne peut se réaliser sans la liberté de mouvement des citoyens, de leurs biens et de leurs idées. Cela signifie qu’il faut rétablir la liberté de circulation largement freinée par l’insécurité permanente sous toutes ses formes qui caractérise le pays depuis une dizaine d’années. La liberté de circulation suppose son organisation et sa protection par le droit. Comment circuler si l’on peut à tout moment être soumis à la violence aveugle ? Comment faire circuler en toute transparence ses biens ou ses capitaux sans un minimum de garanties sur les effets de cette circulation ? Comment faire passer ses idées sans risquer le couperet de la censure ou toutes sortes de pression et de violences ? Comment se protéger et se défendre contre de telles atteintes à la liberté de circuler ? Voilà des questions essentielles pour la réussite d’une dynamique de croissance. Les réponses à ces questions dépassent, évidemment, le cadre étroit de la politique économique. Elles renvoient plus directement à l’évolution politique du pays, dont les autres intervenants auront à préciser les contours et les exigences.

Il apparaît cependant qu’une telle dynamique de transformation radicale de la logique économique, ne pourra réussir qu’en rompant démocratiquement avec le « Républiclanisme de la terreur » qui maintien l’Algérie dans ce statu quo suicidaire depuis 10 ans. Cela signifie qu’il faut instaurer au plus vite une paix globale et durable fondée sur le respect des droits élémentaires et non sur des accommodements de circonstances et des lois d’exception. Cela veut dire également qu’il faut au plus vite revenir à un processus démocratique trop longtemps ignoré, dont un des premiers signes serait une ouverture sans ambiguités du champ politique et médiatique à l’ensemble des forces et mouvements politiques convaincus qu’on ne peut régler les différents autrement que par une gestion démocratique et non violente des conflits. A terme, l’objectif serait alors de construire un état de droit garantissant à tous l’exercice et le respect des libertés individuelles et collectives.

 

 

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