» La loi légalise les violations de Droits de l’Homme « 

 » La loi légalise les violations de Droits de l’Homme « 

Entretien avec Maître Mostafa Bouchachi *, vivant univers, nov-déc 1998

L ‘Algérie n’est plus un Etat de droit. Maître Bouchachi dénonce les décrets et lois qui ont institutionnalisé les violations massives des Droits de l’Homme, depuis le coup d’Etat militaire de janvier 1992.

V.U.: Militant des Droits de l’Homme, vous avez défendu des journaux du FLN ainsi que des islamistes comme Ali Benhadj et Abdelkhader Hachani, respectivement numéros 2 et 3 du FIS. Pourquoi ?

M.B.: J’ai toujours défendu des détenus politiques, quelles que soient leurs opinions et j’ai toujours plaidé des affaires liées aux Droits de l’Homme. C’est à ce titre que j’ai défendu Abdelkhader Hachani et que j’ai été constitué pour Ali Benhadj, ainsi que pour beaucoup d’autres islamistes.

V.U.: Quelles ont été les conséquences de l’instauration de l’Etat d’urgence sur la justice et les Droits de l’Homme ?

M.B.: L’annulation des élections, la démission forcée du président Chadli Bendjedid, en janvier 1992, étaient des mesures contraires à la Constitution. Après l’installation du Haut Comité d’Etat, instance qui a remplacé toutes les institutions, un décret a instauré un véritable état d’exception. Dès ce moment, il n ‘y a plus eu de droit ni de justice.

Après ce coup d’Etat militaire, tout a été mis en ouvre pour que les hommes et les institutions se soumettent à cette situation de fait, ce qui a permis l’ouverture de camps dans le sud et des milliers d’arrestations. En août 1992, la promulgation d’un décret a autorisé n’importe quel ministre ou wali (gouverneur) à fermer une entreprise, un journal, un magasin.

Il n’y avait plus d’Etat de droit, le pays était géré sur de simples coups de téléphone. Ensuite, en septembre 1992, la loi antiterroriste a institué les Cours spéciales. Elle a également légalisé et institutionnalisé les violations massives des Droits de l’Homme.

V.U.: Comment peut-on rendre légales les violations des Droits de l’Homme ?

M.B.: Selon le code de procédure pénale algérien, la garde à vue était de quarante huit heures et pouvait être prolongée de quatre jours. La loi antiterroriste porte la garde à vue à douze jours et crée ainsi les conditions de légalisation de la torture puisque pendant ce délai, la police, la gendarmerie et la sécurité militaire peuvent garder une personne sans aucun contrôle. Et ce délai, déjà extrêmement long, peut encore être prolongé. Certains prévenus sont restés plus d’un an dans leurs locaux.

Deuxièmement, avec cette loi antiterroriste, le code de procédure pénale a encore été modifié: la compétence territoriale a été remplacée par la compétence nationale pour tous les services de sécurité autorisés à arrêter les individus (police, gendarmerie, SM). Nous connaissons des personnes qui habitent Alger et qui ont été arrêtées par des services de police d’une autre ville. Quand les familles viennent au commissariat de quartier ou à la gendarmerie pour demander des informations, on leur répond: « Nous ne sommes pas au courant ».

Cette dilution des responsabilités a été consciemment élaborée et elle crée largement les conditions de la généralisation de la torture, des enlèvements et des exécutions sommaires. Après, il suffit aux forces de sécurité de rédiger des rapports pour justifier la mort de prévenus, en déclarant qu’ils ont été tués lors d’une tentative d’évasion. Parfois, il n’est même pas nécessaire de justifier ces décès, il suffit de les déclarer en fuite.

V.U.: Aujourd’hui, les Cours spéciales n’existent plus. Quelles sont les mesures qui ont été reconduites dans le Code pénal ?

M.B.: Tout a été reconduit à la lettre. La loi anti-terroriste a été totalement intégrée dans le code de procédure pénale et le code pénal algériens. Les 12 jours de garde à vue et la compétence nationale pour tous les services de sécurité ont été également reconduits. Par ailleurs, dans le code pénal, une nouvelle terminologie criminelle a été introduite, comme « appartenance à groupes armés » ou « complicité avec les groupes armés », ce qui permet de juger et de condamner n’importe qui.

J’ai plaidé pour un homme qui avait seulement donné un verre d’eau à un groupe d’hommes venus frapper à sa porte. Il s’est avéré que ces jeunes appartenaient à un groupe armé. Ils ont été arrêtés et, sans doute sous la torture, ont dénoncé mon client qui a dû passer trois ans en prison pour « appartenance à groupe armé ».

C’est une loi élastique, une terminologie sans fondement juridique, qui permet d’utiliser toute la machine judiciaire à des fins politiques.

V.U.: Cet été, pour la première fois, des familles de disparus ont été reçues par la Présidence et chez 1e ministre de l’Intérieur. Ce dernier a déclaré qu’au niveau des wilajas (provinces), des bureaux aideront les familles dans leurs recherches. Est-ce une ouverture ?

M.B.: Je l’espère, même si, jusqu’à présent, les autorités ont refusé d’ouvrir ce dossier. Ce sont les pressions internes et externes qui les ont contraintes à agir. Mais soyons sérieux! Le ministère de l’Intérieur n’a pas besoin d’ouvrir des bureaux dans les wilajas. Des milliers de personnes ont été enlevées parce qu’elles étaient islamistes ou accusées de l’être. Si des membres de l’lntérieur ou de la Défense ont arrêté ces gens, qui va enquêter sur quoi ? Ces institutions, qui sont responsables, ne peuvent être à la fois juges et parties.

V.U.: Combien de personnes ont été enlevées par les services de sécurité ?

M.B.: Je n’ai pas de chiffres précis. Mais nous avons des dossiers venant de tout le pays. Pour Alger seulement, les avocats ont recensé plus de 1000 enlèvements. Beaucoup de gens n’osent pas venir déposer plainte par peur de représailles, surtout à l’intérieur du pays. Le pire, c’est que

cela continue. Dernièrement, j’ai encore reçu une famille dont le fils a été arrêté en février 1998.

V.U.: Certains avocats comptent Ali Benhadj parmi les disparus. Que sait-on sur son sort ?

M.B.: On peut le considérer comme disparu dans la mesure où depuis 1995, il n’est plus dans une prison d’Etat et qu’il n’a pas le droit de recevoir de visites, ce qui est illégal puisqu’il a été jugé. Même sa famille n’arrive pas à obtenir un permis de communiquer. Selon des informations que je considère comme fiables, il serait détenu à Blida.

V.U.: Evoquez-vous la question des massacres de villageois avec votre client Hachani, aujourd’hui 1ibéré. Qu’en pense-t-i1 ?

M.B.:Il les a toujours condamnés et il dit ne pas les comprendre. Il poursuit ce qu’il a entrepris depuis sa prison, à savoir contribuer à stopper l’effusion de sang des Algériens.

V.U.: Etes-vous favorable à 1a création d’une commission d’enquête internationale ?

M.B.: Seul le Conseil de sécurité des Nations unies peut juridiquement prendre une telle décision, mais nous. n’en sommes pas là.

L’Algérie a ratifié de nombreuses conventions internationales sur les Droits de l’Homme et le droit humanitaire. La Commission des Droits de l’Homme de l’ONU peut donc être saisie, ainsi que la Commission crée en application du Pacte 66. L’ONU peut envoyer un rapporteur spécial sur la torture, les exécutions sommaires, les disparitions, et même sur la situation de l’Algérie.

En ratifiant ces conventions, notre pays a accepté qu’une partie de la question des Droits de l’Homme soit protégée par les mécanismes du droit international et il ne peut pas refuser de s’y soumettre.

Cela dit, comment pourrait-on enquêter alors que la violence atteint un tel niveau ? L’espoir est de ramener la paix et je crains qu’une commission d’enquête internationale ne provoque au contraire d’autres violences en vue d’échapper à cette enquête.

V.U.: Vous êtes partisan d’une solution politique. Est-il possible de ramener 1a paix sans lutter contre l’impunité ?

M.B.: C’est un véritable débat au sein des militants des Droits de l’Homme: faut-il amnistier des tortionnaires, des ravisseurs ou des assassins ?

Je pense qu’il y a des priorités. L’une d’elles est d’épargner d’autres vies en agissant pour un retour à la paix. C’est un choix politique et ces problèmes, extrêmement complexes, pourront être discutés autour d’une table de négociation. Les différentes parties pourront aussi déterminer leurs responsabilités respectives et les procédures à suivre amnistie générale, poursuites judiciaires, condamnations…

Aujourd’hui, tout notre peuple est l’otage et l’enjeu de cette violence. Le souci de la majeure partie des Algériens, c’est de rester en vie.

V.U.: Pourquoi les Etats occidentaux ne se mobilisent-ils pas plus pour l’Algérie ? Par respect de la souveraineté nationale, par simple intérêt politique et économique ou encore par crainte de l’islamisme ?

M.B.: Je crois que les pays occidentaux ne sont pas favorables à l’émergence de démocraties dans le monde arabe car cela nuirait à leurs intérêts économiques et politiques. Ils préfèrent avoir pour interlocuteurs les 22 petits princes ou dictateurs, plus faciles à manipuler, qui gèrent les richesses de nos pays, plutôt que des gouvernements élus par leurs peuples.

Une démocratie en Algérie entraînerait l’effondrement de cet <<ordre arabe>> au service des intérêts occidentaux. Voilà pourquoi ces pays ne réagissent que du bout des lèvres et encore, parce qu’ils sont harcelés par leurs opinions publiques et les ONG des Droits de l’Homme. Ils se contentent donc de faire de l’équilibrisme entre leurs intérêts supérieurs et leur responsabilité morale de promotion de la démocratie et des Droits de l’Homme.

*Avocat à la Cour

Propos recueillis, à Alger, par Ghania Moufok, journaliste.

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