Franc-tireur

Habib Souaïdia, 32 ans, ex-officier algérien, témoigne à visage découvert contre cette armée qui a fait de lui un monstre.

Florence Aubenas, Libération, 7 avril 2001

Franc-tireur

Habib SouaIdia en 7 Dates
16 avril 1969 Naissance à Blida.
1989 Entrée à l’académie militaire de Cherchell.
1993 Nommé en poste à Lakhdaria.
1995 Arrestation pour trafic de pièces détachées.
27 juin 1999 Libération de prison.
7 avril 2000 Arrivée en France.
8 février 2001 Sortie de « la Sale Guerre », éd. la Découverte.

Il est là, sous la pluie de Paris, cherchant encore une cigarette dans son blouson. Quelle heure? Mots comptés pièce à pièce, comme on économise son souffle. Vêtements toujours les mêmes, de mois en mois, mais soignés avec cette parcimonie qui s’acquiert dans les casernes ou les prisons. Sa seule coquetterie brille à sa ceinture, un aigle qui s’envole sur une boucle dorée. Juste le temps de rentrer au foyer de sans-abri. Plusieurs fois, des copains lui ont trouvé un toit. Mais il est toujours revenu, là. « Pour moi, c’est acceptable », dit Habib Souaïdia. ça le rassurerait même, ces dortoirs d’hommes perdus. Ici seulement, dans cette intimité brutale, Habib se sent chez lui. Ancien officier, Souaïdia servit dans cette guerre qui, en Algérie, fit déjà plus de 150 000 morts depuis 1992. Arrêté pour un vol qu’il nie, il passa quatre ans à la prison de Blida.
A Paris, Souaïdia arrive l’an dernier avec un visa de contrebande. Il fait le tour des journaux. Et raconte des heures durant les horreurs de l’armée, les razzias dans un pays à genoux, une sorte d’Apocalypse Now à l’algérienne. C’est la première fois qu’un soldat témoigne à visage découvert. « Je suis prêt à aller devant un tribunal international. » Les spécialistes regardent ce type qui se consume devant eux. La plupart pensent: « En Algérie, le passé se trafique comme une voiture volée. Dans cette guerre d’intox, de qui est-il la marionnette? » Et lui disent: « Intéressant. On vous rappellera. » Habib est de plus en plus maigre. Il ne revit que quand il se fâche. « Vous voulez que je dise que les islamistes coupent des têtes? Oui, je le dis. Que je les hais? Oui, je le dis. Mais écoutez-moi: nos généraux ont fait de nous des monstres. » En février 2001, paraît la Sale Guerre. 70 000 exemplaires. Les hauts gradés, qui dirigent de fait le pays, sont contraints de sortir de leur silence. Ils tonnent contre une « manipulation de l’extérieur ». Nul ne s’y trompe. Le témoignage de Habib ne pouvait rêver plus sûre confirmation. Désormais, personne ne pourra plus regarder la guerre en Algérie de la même façon.
Du pays, Souaïdia reçoit parfois des nouvelles. Mauvaises. La police demande à sa famille de le renier. Certains le font. A Tébessa (nord-est), la vie est fragile pour les gens de peu. Habib a grandi là. Dans les années 80, à la sortie des cours, les lycéens se séparent en deux bandes. Ceux qui fréquentent la mosquée et ceux qui vont à l’unique cinéma, où passent des films hindous. Une seule chose les rassemble encore, le foot. « On en a fait des matchs, les Barbus contre les Sans-barbe. Puis ça a été fini. Ils ne voulaient plus jouer qu’entre eux. »
Habib a une vocation: l’armée. Il n’y a pas un élève officier dont le cœur ait battu plus fort en passant la porte de l’académie militaire de Cherchell. Là, sur cette dizaine d’hectares, quadrillés de boulevards tous baptisés à la gloire de la guerre d’Indépendance, « on se sent fier d’être dans l’armée qui est ce que l’Algérie a de mieux ». Et fier de l’Algérie, « le plus avancé des pays arabes ». « Les Marocains s’agenouillent devant un roi. Nous, on a fait la révolution. Même en musique, on les a doublés. » Habib a 20 ans. Il se voit général.
En 1991, premières législatives pluralistes de l’Algérie indépendante. Le pays veut y croire. Devant la télé de la caserne, Habib se marre. « Les candidats se traitaient de salauds. Les généraux encourageaient cela. Ces minables qui s’insultaient en se disant démocrates confortaient leur pouvoir. » Lorsque le FIS s’apprête à remporter le scrutin, l’armée interrompt le processus. Etat d’urgence. Immenses rafles, déportations dans le milieu politique islamiste et les quartiers qui ont voté FIS. Les casernes applaudissent. « L’armée au moins, c’est correct. Un régime stable », dit Habib. Il entre dans les unités spéciales.
Elle est si sûre d’elle, cette jeune garde, convaincue d’être toujours l’enfant chéri du pays, qu’elle n’imagine même pas pouvoir être la cible des maquis naissants. « On pensait que trois cinglés tireraient sur des policiers. Mais sur les militaires, jamais. » Pour Souaïdia, le début de la guerre est un visage, celui de son ami, l’officier Rahal. « Fin 1992, en patrouille, il a vu des hommes armés. Il ne pouvait imaginer qu’un Algérien tirerait sur un Algérien. Il a voulu discuter. Mais, pour les autres, tout uniforme était un ennemi. On a retrouvé son cadavre, carbonisé. On s’est senti enrager, comme s’ils nous déclaraient la guerre personnellement. C’était eux ou nous. » Il y a alors dans l’armée des phrases martelées, comme celle du général Lamari: « Pas de prisonniers, des morts », ou: « Exterminez-les tous, eux et ceux qui les soutiennent. »
En 1993, Souaïdia est nommé à Lakhdaria, 70 km d’Alger. « J’allais faire mon devoir: combattre les islamistes et sauver la république. » A la villa Copawi, où il base son unité, les us militaires ne sont vite qu’un souvenir. Lever à midi. On ne se rase plus. On mange ce qu’on trouve. Puis les opérations commencent. « Parfois, on sort, en civil. On monte au hasard, dans des bleds perdus. On demande: « Vous avez vu les militaires? » Ils nous prennent pour des terroristes. Ils nous aident. Alors, les villages sont punis. On casse tout. On en tue un ou deux. On en embarque d’autres. Quand on part, il n’y a plus rien. »
Parfois, en patrouille, on entend un coup de feu. Personne. Les montagnes. « Alors, on rentre dans la première maison, hors de soi. On tire sur n’importe quoi, les hommes, les bêtes. On insulte nos chefs au talkie-walkie. Eux sont dans leur bureau. Ils mangent du poulet et font du bizness. » Les copains de promotion racontent: « C’était partout pareil. » Quand Habib croise quelqu’un, il lui présente sa kalachnikov. « Ma femme. » Il dort avec. « On n’était plus nulle part, la jungle avec une seule logique: tuer ou être tué. »
Dans la région, la villa Copawi devient un « endroit de légende » pour les autres forces armées. « Elles viennent visiter, impressionnées. C’est le lieu des puissants, où on torture les gens. » Au sous-sol sont conduits tous ceux qui ont été arrêtés dans la zone. « Le bourreau entre. Il a sa bouteille de whisky. Il ne demande rien, car ces gens-là ne savent rien. Ils espèrent juste mourir vite. » A l’étage logent les officiers. « La nuit, on entendait les cris. On buvait à ne plus respirer. Puis, à l’aube, quand on fermait enfin les yeux, on se demandait où était la réalité. »
Au dernier Salon du livre de Paris, sur le stand de l’Algérie, deux hommes en prince-de-galles, modèle Sécurité militaire, échangent des nouvelles. « Tu connais ce Souaïdia? » Et l’autre: « Un rien-du-tout. Un lieutenant. » Le premier: « Alors, comment il se permet de lever la voix, cet esclave? »
De ce mépris des galonnés, Habib pourrait parler des heures. Raconter la colère des petits officiers, qui réalisent qu’ils n’atteindront jamais les plus hauts grades, très politiques. « Juste bons à mourir », répète-t-il. Il parle des hommes de terrain qui n’obéissent plus. Après une empoignade plus forte, il est arrêté en 1995. « On m’aurait traité d’assassin, encore… Mais un pauvre type est venu m’accuser de vol. » Quatre ans ferme. Le voilà de l’autre côté, avec des gens qu’il « avai[t] arrêtés ». Battu « par les matons dont [il] aurai[t] fait des savonnettes avant ». Il se lie avec une poignée de soldats, eux aussi détenus. « On se disait: « Comment sortir sans haine pour cette armée que nous avons tant aimée? » » Alors ils se font une promesse. « Parlera le premier qui peut. ».

 

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