Alger opte pour la politique du pire

Alger opte pour la politique du pire

Le pouvoir n’oppose à la révolte que force et manipulations.

Par José Garçon, Libération, 26 juin 2001

Les généraux qui détiennent la réalité du pouvoir à Alger n’en sont ni à leurs premières émeutes ni à leur première répression sanglante. La crise qu’ils affrontent depuis plus de deux mois n’en est pas moins sans précédent. Elle l’est par sa durée, qui dépasse le Printemps berbère de 1980 ou les émeutes de la fin des années 80, particulièrement celles d’octobre 1988. Elle l’est plus encore par la profondeur et la radicalité d’une contestation qui va très au-delà de la revendication identitaire généralement accolée à la Kabylie. Dans cette région, comme dans l’est du pays et dans la capitale, on assiste en effet à une insurrection sociale, politique et morale illustrée par le rejet de la hogra, ce mépris, cette injustice dans lesquels les autorités tiennent les Algériens.

Cette dissidence, où toute incartade d’un potentat local peut provoquer une explosion, est entièrement tournée vers les libertés et l’exigence de démocratie. Elle ne peut donc être assimilée à un obscurantisme religieux qui permettrait à l’armée de se présenter, à l’instar de la décennie précédente, comme le «seul rempart contre l’islamisme». L’ampleur du rejet d’un pouvoir militaire, que les Algériens osaient à peine nommer il n’y a pas si longtemps, est tout aussi inédite.

Isolement. Ce rejet s’affiche désormais ouvertement par un slogan – «généraux assassins» – devenu leitmotiv car il fait référence au soupçon généralisé pesant sur des forces de l’ordre accusées d’être impliquées dans des massacres pendant la «sale guerre». «Le pouvoir n’est jamais apparu aussi isolé sur la scène intérieure, constate un diplomate occidental. Il ne parvient plus à mobiliser ses thuriféraires habituels, comme il le fit pour défendre l’annulation des élections de 1991, dénigrer le « contrat national », signé par l’opposition en 1995 à Rome, ou soutenir une série d’élections truquées.»

Face à cette situation, le système, tournant en circuit fermé, soucieux avant tout d’éviter une internationalisation de la crise et persuadé que la moindre ouverture signifierait sa fin, a réagi comme il sait le faire: par la force et la manipulation. Loin en tout cas des réformes, qui sonnèrent le glas du parti unique, annoncées par le président Chadli Bendjedid après octobre 1988. Les autorités, à court d’imagination, incapables des révisions déchirantes dictées par l’ampleur de la colère de la rue, jouent plusieurs cartes à la fois. Toutes visent à créer la division, la terreur et le chaos.

Fracture ethnique. Les généraux savent qu’ils ne peuvent gérer la crise qu’en la cantonnant à la Kabylie pour mieux la transformer en affrontement ethnique. Cette volonté d’isoler une région traditionnellement frondeuse et de dresser arabophones contre berbérophones, pour empêcher toute jonction dans la contestation, n’est pas nouvelle. La télévision nationale y a son rôle. Elle diffuse scènes de pillages et témoignages «spontanés» d’Algérois s’insurgeant «contre les Kabyles». Dix ans de guerre civile et la maturité des Algériens ont permis d’éviter jusqu’ici une telle fracture. Mais la publication de communiqués d’un mystérieux «Mouvement Kabylie libre» montre que le risque d’une manipulation ethnique demeure. Elle permettrait au pouvoir d’apparaître comme le «sauveur de l’unité nationale».

Opérations punitives. Depuis dix jours, cette politique du pire est «couplée» avec une stratégie de la terreur analogue à celle qui prévalut au début de la «sale guerre», en 1992. Les gendarmes multiplient les opérations punitives contre la population, les humiliations et les tabassages dans les quartiers «chauds» et les attaques de véhicules transportant des blessés. Les pillages d’«émeutiers-policiers» et la psychose, créée pour faire croire que le pays est au bord du chaos, visent de leur côté à susciter une demande de sécurité dans la population. «Le pouvoir n’a plus rien à dire sauf à expliquer la crise par le sempiternel « complot de l’étranger » et à faire appel à un nationalisme éculé, résume l’anthropologue Tassedit Yacine. Il n’a plus rien à proposer, sauf la répression. Il croit pouvoir arrêter une révolte par décret en suspendant les marches à Alger et en aggravant les sanctions pour tout écrit ou propos jugés diffamatoires envers le chef de l’Etat, l’armée ou les institutions.»

Déjà, le refus d’Alger de tolérer tout espace démocratique autonome et sa volonté de museler toute force d’opposition réelle avaient créé un vide politique qui explique en grande partie le basculement de milliers de jeunes dans la violence. «Aujourd’hui, le régime révèle plus qu’une nature totalitaire, loin du caractère républicain mis en avant pour se légitimer à l’étranger. Il montre un système et un président autistes en rupture totale avec le peuple et préférant jouer avec le feu plutôt que négocier une transition», estime un opposant.

Gagner du temps. Rien ne dit en effet que les généraux vont céder face à une colère qui n’est pas prête de retomber, même si elle ne s’est pas étendue à tout le territoire. Ils ont les moyens de gagner du temps, grâce notamment aux hydrocarbures dont dépendent directement certains pays européens. «Ils peuvent en faire de même en Algérie en mêlant terreur et corruption. Dans certaines régions, fournir de l’eau tous les trois jours au lieu de chaque semaine peut permettre d’empêcher la contestation de s’enraciner», estime un avocat. Pour autant, rien ne sera sans doute plus jamais comme avant pour les «décideurs» algériens.

 

 

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