Entretien avec Ali Haouchine

Entretien avec Ali Haouchine

Par Mustapha Chelfi, www.kabyle.com, 14 juillet 2002

L’Algérie peut-elle se faire sans la Kabylie ? Le régime saura-t-il prendre les mesures d’apaisement nécessaires afin que le pays tout entier puisse tourner la page et aller résolument dans le sens de l’avenir ? Au-delà de l’immédiateté, Ali Haouchine veut cerner les enjeux

Ali Haouchine lors de la marche organisée par le GRKM le 22 avril 2002 à Montréal

Mustapha Chelfi : Y-at-il un risque de dislocation du pays, en d’autres termes, la Kabylie est-elle dangereuse pour l’Algérie ?

Ali Haouchine : Votre question relève de ce que j’appelle la logique de la pyramide inversée. Tout d’abord, une Kabylie dangereuse pour l’Algérie serait une Kabylie dangereuse pour elle-même, puisque, jusqu’à nouvel ordre, la Kabylie fait encore partie de l’Algérie. Ensuite, ce n’est pas la Kabylie qui rejette l’Algérie, ou souhaite sa dislocation, mais bien l’Algérie  » officielle  » qui travaille à disloquer le pays, en rejetant la Kabylie.

Mustapha Chelfi : Que voulez-vous dire ?

Ali Haouchine : Sans avoir à remonter loin dans le temps, on n’a qu’à se rappeler le discours du 12 mars 2002 du président Bouteflika. Il avait prétendu avoir accepté de constitutionnaliser tamazight sans passer par la voie référendaire pour éviter à la Kabylie l’humiliation d’un rejet par le reste du pays. Mais en s’entêtant à tenir des législatives sans objet, en dépit du rejet unanime par la Kabylie, n’a-t-il pas entériné dans les faits ce que, prétendument, il avait cherché à éviter par l’abandon de l’idée de référendum ? Par la tenue des législatives, il a de facto inscrit la région kabyle dans une logique de sécession, en dehors de sa volonté.

Mustapha Chelfi : Comment et de quelle manière se manifeste cette logique vers la sécession ?

Ali Haouchine : Depuis les campagnes présidentielle et référendaire pour la Concorde civile, en 1999, et en passant par le  » printemps noir  » de 2001, elle se manifeste par ruptures successives. Rupture avec la personne du président Bouteflika d’abord, avec les forces de sécurité, tous corps confondus, ensuite. Depuis la mascarade électorale du 30 mai, la Kabylie n’est plus représentée à l’Assemblée Nationale. En automne, elle risque de déserter les willayas et les collectivités locales, puisque tout scrutin est déclaré irrecevable tant que la plate-forme d’El Kseur ne sera pas reconnue. Depuis longtemps déjà, la Kabylie boycotte systématiquement toute cérémonie ou visite officielle. Il s’agit bien là d’une logique de dislocation. Cette logique est confortée par l’attitude du ministre de l’Intérieur qui, s’étant déjà distingué par sa gestion catastrophique de la crise, persévère dans sa répression en tapant sans distinction sur les délégués des Aârchs, les divers corps d’élus et les fonctionnaires réquisitionnés pour le scrutin, menaçant de dissoudre les APC indociles pour les remplacer par des DEC, comme cela a été fait dans le cas du FIS. Le fait qu’il soit reconduit à son poste renforcera les extrêmismes. Bref, le désengagement de plus en plus prononcé de la Kabylie vis à vis du secteur de l’Etat est réel.

Mustapha Chelfi : Quelle sera la réaction de la Kabylie face à l’absence d’ouverture du système. Y-a-t il risque de radicalisation et dans quelle direction ?

Ali Haouchine : Toute action suscitant réaction et les gestes du pouvoir n’allant pas dans le sens de l’apaisement, le risque de radicalisation est évident. La reconduite de la politique de répression travaillera inévitablement dans le sens du renforcement du courant sécessionniste, car les extrêmes sont constamment alimentés. C’est ce que j’appellerai le scénario pessimiste. Cependant, la radicalisation peut opérer aussi dans le sens de l’optimisme, dans le sens d’une véritable révolution résolument pacifique. La société évolue, semble avoir surmonté sa peur, bouge de partout, paraît déterminée à recouvrer la vérité sur elle-même, exige le départ du système. Le mouvement citoyen de Kabylie inscrit son action dans une démarche de rupture et de ré-appropriation de la souveraineté populaire par le bas. S’il est, pour l’heure, limité à la Kabylie, sa volonté d’étendre son emprise à l’ensemble du pays, sur la base de la plate-forme d’El Kseur, après avoir réussi une réunification des forces démocratiques en Kabylie, vient d’être affichée clairement par Belaïd Abrika.

Mustapha Chelfi : Si le régime persiste dans son attitude de fermeture, quelles seraient, selon vous, les conséquences qui peuvent en découler ?

Ali Haouchine : L’attitude de fermeture est déjà là, puisque Yazid Zerhouni, est reconduit dans ses fonctions. Les manifestations pacifiques en Kabylie sont toujours réprimées, la plate-forme d’El Kseur n’est toujours pas reconnue, les détenus demeurent emprisonnés et on vient de mettre en branle la énième entreprise de déstabilisation, en parlant à nouveau de dialogue et en tentant de diviser les rangs des Aârchs, cette fois en cherchant à opposer ceux qui sont détenus à ceux qui sont encore libres de leurs mouvements.

Mustapha Chelfi : Le M.A.K, mouvement pour l’autonomie de la Kabylie, risque-t-il, par sa revendication autonomiste de se rallier des impatients de plus en plus nombreux et faire basculer l’opinion kabyle en faveur de ses thèses ?

Ali Haouchine : Théoriquement, et en milieu urbain, où l’identification par la référence idéologique prime sur l’identification par l’appartenance, cela est possible. Mais il devra compter avec la concurrence des partis RCD et FFS, fortement implantés en ville et qui articulent chacun un système de représentation aux antipodes de l’autonomie, entendue comme processus de séparation. Dans les montagnes, avec les Arouchs, le MAK n’a aucune chance. Les Arouchs procèdent, en effet, d’un mode de représentation qui trouve sa source dans l’imaginaire social et s’appuie sur le registre du sens, au caractère fondateur. La Plate-forme d’El Kseur articule surtout des éléments éthiques, tels l' » obligation « , le  » choix soumis au devoir « . Le discours idéologique du MAK, lui, parle d’autonomie politique et est, à l’inverse, un élément de la structure sociale. Alors que le discours idéologique du MAK a pour fonction de structurer des relations de pouvoir,  » le sens qui nous vient du plus loin que nous et transcende nos existences passagères  » qui imprègne le mouvement citoyen véhicule des valeurs qui impliquent un lien générique au-dessus de toutes les hiérarchies et différences segmentaires. Le phénomène Aârch se situe donc au dessus de tout discours idéologique ou partisan, qu’il transcende. Il appartient à la noosphère du communiel. C’est pourquoi il ne peut être investi par le MAK ou quelque parti politique que ce soit.

Mustapha Chelfi : Pourquoi la Kabylie n’a-t-elle pas voté ? La politique de la chaise vide ne favorise-t-elle pas les partis conservateurs ?

Ali Haouchine : La Kabylie n’a pas voté aux dernières législatives tout simplement parce qu’elles étaient vides d’enjeu : elles ne visaient qu’à reconduire pour un autre cinq ans un personnel et une politique qui n’ont produit à date que du bricolage politique et de la clochardisation. Quant à la politique de la chaise vide, elle avait pour but de mettre un terme à la politique du ventre plein. La preuve est faite, aujourd’hui, que ces élections n’ont servi qu' » à tout changer pour que rien ne change.  »

Mustapha Chelfi : Comment l’Algérie pourrait-elle avoir l’avenir qu’elle mérite ?

Ali Haouchine : En se crachant dans les mains. Le problème ne réside pas au niveau du politique. Nous ne devons plus rien attendre de l’État , dans la mesure où il est totalement excentré par rapport à la société et n’y possède pas les racines culturelles nécessaires à son fonctionnement. La clé réside au niveau d’un renouvellement du  » vouloir vivre ensemble « . Il faut que les Algériens réapprennent à se reconnaître les uns les autres, à se respecter mutuellement, à s’engager dans le dialogue permanent. C’est là l’unique et meilleur moyen pour intégrer heurts et déchirures, réduire les distances et entamer l’indispensable travail de réinvention d’un système politique sur lequel l’accord reste à faire.

Ali Haouchine vit au Canada depuis 1973 et a fait des études en Sciences Politiques à l’Université Laval, à Mc Gill, puis à l’Université de Montréal. Jugeant les outils de cette discipline insuffisants pour comprendre la complexité humaine, il tente depuis une dizaine d’années, à titre autodidacte, de développer une vision plus globale et plus compréhensive, en allant puiser, de façon éclectique, dans diverses disciplines telles la philosophie, l’anthropologie, la sociologie, la géographie, la proxémique, la linguistique, la systémique et la communication.

Auteur de nombreuses conférences, tant au Canada qu’aux Etats-Unis, la dernière à l’Université Harvard le 31 mai dernier, Ali Haouchine est membre actif du GRKM, groupe de reflexion kabyle de Montréal créé dans l’urgence lors des événements de Kabylie (avril 2001)