Entretien avec Me Ali Yahia Abdenour (LADDH)

Entretien avec Me Ali Yahia Abdenour, avocat et président de la LADDH

Propos recueillis par Rachid K., Le Jeune Indépendant, 22 et 23 septembre 1998

«Les jeunes frappent aux portes des maquis tous les jours»

Maître Ali Yahia Abdenour n’est plus à présenter. Connu pour avoir défendu des militants de l’ex-Fis et avoir participé à la rencontre de San Egidio, il continue à maintenir que sans la paix négociée la situation restera la même. Ici, il parle des clans de l’armée, de leur pouvoir et surtout de toute cette jeunesse victime de nos responsables et du FMI qui iront chaque jour gonfler les rangs des groupes terroristes armés. Le Jeune Indépendant livre aujourd’hui une première partie de cette interview.

Le Jeune Indépendant : Nous allons, bien sûr, Maître, vous demander votre appréciation de la situation actuelle suite à l’annonce du départ de Zeraoul en février 1999.

Me Ali Yahia Abdenour : Le problème qui se pose en Algérie, comme l’avait déjà souligné le président lui-même, est que tout doit se régler dans le cadre des institutions élues de l’Etat, tout problème touchant au peuple algérien, qui vote (ou pour qui on vote… ), et ce, tant sur le plan politique, économique, social que culturel. Le problème est que ces institutions ont été viciées à la base. Aucune des élections qui ont en lieu n’a été libre. De tout temps, le peuple algérien vote ou on vote pour lui, il ne fait qu’entériner ce qui a déjà été décidé en haut lieu et en son absence. C’est cela, le vrai problème et c’est pour cela que ces institutions ne peuvent pas jouer leur rôle de véritable régulateur d’une vraie démocratie. Si les institutions étaient démocratiquement élues, donc légales et légitimes, croyez-vous qu’après le séisme qui s’est passé dernièrement avec la démission du président Zeroual il n’y aurait pas une réunion exceptionnelle, extraordinaire, de l’Assemblée qui lui poserait des questions, lui demanderait «qu’est-ce qui se passe, Monsieur le Président»? Non, il n’y a rien eu, comme la situation était normale. Alors comment voulez-vous donner de la considération à ces institutions ? Donc, tout se fait en dehors des institutions. Et nous revenons à la conception de ces institutions mêmes. L’armée décide, la présidence de la République et le gouvernement exécutent.

J.I: Le président de la République a, tout de même, le droit constitutionnel d’écourter son mandat, non ?

Me A-Y.A: Est-ce que vous savez que sur le plan constitutionnel le départ du président ne se justifie pas ? La Constitution parle de démission ou d’empêchement. Cet arrangement a été fait juste pour ne pas donner l’intérim à Boumaâza, tout comme on a fait en 1992, en évitant que Belkhadem soit l’intérimaire, sous prétexte qu’il était islamiste. Donc, on revient au point de départ, si tant est qu’on l’ait quitté un jour. On continue à fonctionner de la même manière.

J.I: Alors, ce ne serait pas une décision de libre choix ?

Me A-Y.A: Il y a un pouvoir réel. Le pouvoir réel, c’est celui de l’armée. Les autres institutions ne font que gérer les décisions importantes qui sont prises par tous les clans de l’armée. Si une décision importante n’est pas prise par tous les clans de l’armée, à l’unanimité, il y a automatiquement crise. C’est ce qui s’est passé cette fois, et en 1992 aussi pour Chadli. Le pouvoir de ces clans est clair lorsqu’on voit un général Betchine descendre dans l’arène politique. D’abord, il est conseiller à la présidence, membre du bureau politique du RND, un parti qui a la majorité des communes, des wilayas, il a une presse, des appareils… Donc l’élément important dans cette affaire a été l’échec de négociations avec d’autres décideurs de l’armée.

J.I: Vous semblez vraiment prêter les pleins pouvoirs à l’armée …

Me A-Y.A: Oui, je vous dis que l’armée est le pouvoir réel en Algérie !

J.I: Donc, rien n’a changé, vos analyses semblent même pessimistes …

Me A-Y.A: Non, il faut toujours garder espoir. Mais, actuellement, tout continue comme avant et on n’est pas encore sorti de l’auberge tant qu’il n’y aura pas de forces démocratiques capables de s’unir.

J.I: La situation sécuritaire s’est-elle, tout de même, améliorée, d’après vous, ou bien rien n’a-t-il changé sur ce volet aussi ?

Me A-Y.A: Telle que menée, la lutte anti-terroriste ne donne aucun fruit, c’est clair. C’est toute la méthode qui est à revoir. Cette situation actuelle nous rappelle la Guerre d’Algérie et Lacoste qui parlait du fameux «dernier quart d’heure» ; chez nous, il est question de terrorisme résiduel depuis plusieurs années maintenant. Ça ne se terminera jamais. La jeunesse algérienne n’a aucune perspective, le chômage, la cherté de la vie, même les classes moyennes ne peuvent plus vivre. J’ai deux enfants médecins, ils n’arrivent pas à vivre correctement. Alors, chaque fois qu’un terroriste est abattu, il y aura toujours d’autres pour alimenter à nouveau les maquis. Cette situation perdurera jusqu’à ce que qu’il y ait la paix. Sans la paix, rien ne sera résolu, ni le sécuritaire, ni la condition socio-économique des Algériens. Quand on tue des terroristes, plein de jeunes frappent aux portes des maquis. Ces derniers se renouvellent sans cesse. Et il n’y aura ni dernier quart d’heure, ni paix des braves.

J.I: Passons, s’il vous plaît, au rapport du panel onusien, qui a été rendu public : Mario Soares vient de déclarer qu’il avait été impartial.

Me A-Y.A: J’ai rencontré et discuté longuement avec ces membres, je leur ai aussi remis un rapport écrit. Celui qu’il viennent de rédiger est un chèque en blanc pour l’avenir. D’abord, le panel a péché sur plusieurs points. En premier, l’aspect historique. Ils n’ont pas pris en considération le fait que le terrorisme et la situation sont le fruit amer du coup d’Etat de janvier 1992. On a arrêté les élections, dissous l’Assemblée et fait démissionner le président de la République et, tout cela, en violation totale de la Constitution de 1989 ; avant, bien sûr, de créer le fameux HCE. Ceci, sans aucune révision de la Constitution. Le pouvoir issu d’un coup d’Etat n’est pas légal, cela est une évidence. Ensuite, concernant le terrorisme, les membres du panel, dont Simone Veil, ont déclaré qu’ils ne pourraient pas mettre sur le même pied d’égalité les terroristes et les groupes armés islamistes et la réplique de l’Etat et sa répression.

J.I: Donc, d’après vous, la lutte antiterroriste se résumerait à une répression ?

Me A-Y.A: La lutte politique et armée contre un régime illégitime et illégal peut être respectable lorsqu’elle s’attaque uniquement au pouvoir. On a dit qu’en démocratie, le pouvoir ne se prend pas par la force mais il ne se garde pas par la force. Or, le pouvoir a été gardé par la force. Il est tout à fait évident qu’il faut condamner les attaques contre les civils ; quand vous n’êtes pas d’accord avec un journaliste, il faut le combattre politiquement. Mais en Algérie, et en tant que défenseur des droits de l’homme, je suis tenu de le dire, il y a un terrorisme d’Etat. Pourquoi un terrorisme d’Etat, parce que le peuple est en même temps otage du terrorisme et du pouvoir. Pourquoi ? Parce que l’armée est obligée de réprimer non pas seulement ceux qui ont pris les armes, mais aussi ceux dont on pense qu’ils les aident, en les ravitaillant en nourriture, en information, en les cachant, etc., et ce, de gré ou de force. Alors, on ne sait plus et on s’attaque aussi à ces gens-là. Il y a les terroristes des groupes armés islamistes, mais il y a les terroristes des groupes armés occultes. Je ne sais pas si vous avez lu ce qu’a écrit Demain l’Algérie. Ce quotidien a écrit qu’au temps de Larbi Belkheïr, il y a 300 escadrons de la mort ! Il y a des groupes occultes. Alors, ne pas condamner les groupes armés islamistes qui s’attaquent aux journalistes, aux femmes, aux intellectuels, aux étrangers et qui détruisent l’économie nationale est impardonnable, mais aussi ne pas dénoncer ceux qui s’attaquent aux jeunes Algériens des quartiers populaires ou des villes de l’intérieur est impardonnable aussi et intolérable. Donc, il faut condamner les deux, il y a des excès qui se font des deux côtés.

J.I: Et le panel, revenons-y, s’il vous plaît, n’a pas …

Me A-Y.A: J’arrive à cela, excusez-moi. Justement lorsque Simone Veil a déclaré à l’APS et en France qu’elle ne pouvait pas mettre les excès du pouvoir sur le même pied d’égalité avec ceux des terroristes, Hervé de Charette lui a répondu en disant : «Il faudrait aussi que le pouvoir en Algérie mette toutes les cartes sur la table et permette au peuple algérien et à l’opinion publique internationale d’avoir droit à une véritable transparence de l’information». Il a dit aussi que «le pouvoir algérien a trop souvent donné l’impression qu’il avait quelque chose à cacher». Après l’historique et le terrorisme, il y a un autre problème très grave sur lequel le panel ne s’est pas appesanti, c’est celui de la justice. Dans le rapport, ils se sont arrêtés à des généralités. Nous sommes pour la séparation des pouvoirs. Qui détient le pouvoir en Algérie? Voilà une question qu’ils ne (les membres du panel, NDLR) se sont pas posée, car c’était le moyen de savoir si la justice était indépendante en Algérie. Est-ce que les arrêts pris par la justice sont libres ou alors sont-ils dictés par le pouvoir en ce qui concerne les détenus politiques ? Voilà le problème sur lequel ils ne se sont pas appesantis pour dire si la justice était indépendante, s’il y avait séparation des pouvoirs, si les juges pouvaient décider d’eux-mêmes, ou bien si c’est le ministre de la Justice et les services de sécurité qui décident.

J.I: Et concernant leur prise de position vis-à-vis des droits de l’homme en Algérie ?

Me A-Y.A: Maintenant, concernant la situation des droits de l’homme, ils ont été totalement à côté de la plaque. Premièrement, sur la torture. Ce n’est pas seulement, comme ils ont dit, des excès ou des bavures, c’est une action administrative courante qui est exercée par les services de sécurité relevant tant de l’autorité militaire que de l’autorité civile. Elle fait partie des interrogatoires pour obtenir des déclarations. Donc, sur ce plan, il y a eu défaillance. Il y a une défaillance beaucoup plus grave que les membres du panel n’ont même pas relevée. Vous savez, depuis avril 1992, l’Algérie a demandé à la Croix-Rouge internationale de Genève de ne plus rester en Algérie. Donc depuis 1992, il n’y a aucune organisation algérienne ou internationale qui ait pu visiter les prisons. Voilà que six ans après, on offre sur un plateau d’argent à une commission internationale d’aller voir les prisons. Ils auraient pu au moins demander dans quelles conditions vivent les prisonniers, est-ce qu’il y a une surpopulation dans les prisons, est-ce qu’il y a des conditions d’hygiène, est-ce qu’on respecte leur dignité, est-ce qu’on ne les bat pas. Vous savez que lorsqu’on arrête quelques-uns, le premier jour à Serkadji, ils sont reçus par un «comité d’accueil». Vous savez ce que c’est un «comité d’accueil» ? Ce sont les gardiens de prison qui les reçoivent avec des gourdins, ils leur tapent dessus en leur souhaitant la bienvenue, «mrehba bikoum». Ils n’ont pas parlé de ça. Il y a plus grave, ils n’ont vu qu’un seul détenu islamiste ! Tout le reste du temps, ils l’ont passé avec les détenus poursuivis pour des infractions économiques. Plus grave encore, vous vous souvenez du massacre de Serkadji en 1993 quand il y a eu 96 morts ? On a fait un rapport de 198 pages, pourquoi n’en ont-ils pas parlé ? Depuis sept ans qu’on demande l’autorisation à une commission nationale de visiter les prisons, voilà qu’on leur offre cela et ils ferment les yeux sur des faits aussi graves.

J.I: Ils ont aussi visité quelques lieux où se sont déroulés des massacres de citoyens …

Me A-Y.A: Ah oui, ça c’est un problème. Quand ils ont été à Béni-Messous, accompagnés par un général. Le lieu du massacre se trouve à 300 mètres de la Garde communale, à trois minutes de la caserne de la Sécurité militaire, à dix minutes du casernement de la gendarmerie, à cinq minutes de l’aérodrome d’hélicoptères de Chéraga. Dans le rapport, ils ne disent même pas que la protection des biens et des personnes est une responsabilité de l’Etat. Béni-Messous, Bentalha et autres, vous savez comment cela s’appelle en droit ? C’est de la non-assistance aux populations, et le panel n’a pas dit un mot. Ils n’ont fait qu’épouser les thèses algériennes disant que le conflit allait s’étendre à d’autres pays. Ils ont été dans la droite ligne de la troïka européenne. En revanche, ils n’ont pas dit pourquoi les pays européens refusaient le droit d’asile aux Algériens, droit tel que stipulé par la Convention de Genève, et qu’aucun pays ne respecte. Ce qui m’a le plus inquiété aussi c’est qu’il n’y avait, chez ces gens, aucune émotion vis-à-vis du drame que vivent les Algériens. Et à aucun moment, ils n’ont appelé les Algériens à faire la paix, leur demander de commencer par ça.

J.I: L’armée détient tout, le panel a failli à sa mission et une situation socio-économique peu reluisante… le pire est-il à venir ?

Me A-Y.A: La voie libérale choisie a donné les résultats que vous voyez. Des citoyens sont au chômage, plusieurs ne mangent pas à leur faim. Le FMI nous affame et on nous demande de continuer sur cette voie. Maintenant, je répète : il ne faut pas perdre espoir, c’est vrai que l’avenir est encore sombre parce qu’on ne peut pas dire qu’il y a la démocratie chez nous et on ne peut pas dire que le peuple est souverain.

J.I: Il y a d’autres pays où ce sont les militaires qui ont amené leur pays à la démocratie, pourquoi pas les nôtres ?

Me A-Y.A: La démocratie se fera lorsque seuls les intérêts supérieurs de la nation compteront. Au niveau de cette armée, il n’y a pas un homme transcendant, qui puisse vraiment avoir du poids et entraîner tout le reste. Parce que quand il n’y a pas un seul chef, c’est qu’il y a plusieurs chefs qui se contredisent et se détruisent mutuellement. Et les nôtres pensent d’abord à leur intérêt personnel qu’ils font passer pour l’intérêt général ; ce qui fait qu’ils veulent toujours garder le pouvoir et considérer le peuple comme un mineur qui a toujours besoin d’un tuteur. Ils croient qu’ils sont pour le peuple et pas par le peuple. Donc, on ne peut pas dire qu’en Algérie il y a un Etat de droit, une démocratie, cela ne se donne pas, il faut que le peuple se mobilise.

R. K.

 

 

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