Le dirigeant islamiste Abdelkader Hachani a été tué lundi matin

Le dirigeant islamiste Abdelkader Hachani a été tué lundi matin

Un attentat «contre la paix»?

Baudouin Loos, Le Soir de Bruxelles, 23 novembre 1999

Le numéro 3 du FIS abattu à Alger

L’Algérien Abdelkader Hachani, considéré comme le numéro 3 du FIS (Front islamique du salut, parti officiellement dissous en mars 92, après le coup d’Etat militaire) a été abattu lundi matin dans une salle d’attente de dentiste à Bab-el-Oued, quartier populaire d’Alger, de plusieurs balles tirées par un agresseur unique. Le FIS, déjà durement éprouvé par la «sale guerre», perd en Hachani l’une de ses principales têtes pensantes.

« Cet attentat a été perpétré dans le but de torpiller, d’anéantir tous les efforts déployés pour un retour à la paix et de dissuader les hommes armés prêts à se rendre », a déclaré à l’AFP une source politique proche de la victime. Bien que très critique des méthodes utilisées par le président Bouteflika pour en finir avec les violences, le chef islamiste avait souvent indiqué ses options pour la paix.

Hachani n’était pas une cible banale, son parcours au sein du FIS en atteste. Natif de Skikda (Est) en 1956, ce fils de héros de la guerre d’indépendance, entame ses activités politiques dans les années 70 à l’université de Constantine, où il décroche un diplôme d’ingénieur en pétrochimie – il sera ensuite neuf ans durant cadre à la Sonatrach, la compagnie pétrolière nationale, avant de passer à l’enseignement. Discret de nature, il figure, en 1989, parmi les trente-cinq membres fondateurs du FIS, que le président Chadli Bendjedid légalise à la surprise générale. Le FIS devient rapidement le premier parti algérien, grâce à des slogans simples sonnant juste aux oreilles des masses seulement nourries de frustrations.

Mais Abdelkader Hachani ne prend toute sa dimension qu’en 1991, lorsqu’il réussit à s’emparer des rênes d’un FIS en mal de leadership depuis l’arrestation de ses deux principaux «chouyoukh» (chefs), Abassi Madani et Ali Belhadj, en juin à l’issue d’une grève insurrectionnelle qui a tourné au bain de sang. Plébiscité le 2 octobre à Alger par 3.000 militants alors qu’il réside en prison depuis cinq jours (il sera libéré un mois plus tard), Hachani se met en devoir de convaincre la base militante d’avaliser l’approche légaliste. Dure tâche, en vérité, pour un mouvement déchiré par ses factions, la moindre n’étant pas celle qui réclame un passage immédiat à l’action armée contre le «taghout» (le tyran). Hachani a alors 35 ans. Ses options l’emportent.

LE TRIOMPHE ET LA PRISON
Une obstination récompensée: le 26 décembre, le FIS confirme qu’il demeure la première formation politique nationale à l’issue d’un premier tour législatif qui annonce un triomphe quinze jours plus tard. Las pour lui, l’armée, soutenue par une série d’organisations qui s’autoproclament «société civile», dépose le président Chadli en janvier et annonce l’annulation du second tour. Les cadres du FIS seront bientôt embastillés et envoyés par milliers dans des camps au fond du Sahara. Tous les éléments pour la descente aux enfers sont réunis. Comme les Algériens le savent trop, cette dérive a eu lieu et n’a toujours pas pris fin.

Hachani aura le temps de réfléchir aux événements en prison, où il retourne dès le 22 janvier 1992, pour avoir publié dans la presse un placard adressé aux soldats interprété comme un appel à la sédition. Le détenu politique devra attendre cinq ans pour que son «procès» eût lieu, une attente ponctuée par neuf grèves de la faim et par la vision d’apocalypse que constitua la folle répression de la mutinerie à la prison de Serkadji. Le 7 juillet 1997, un tribunal militaire le condamne à… cinq ans de prison (et une privation des droits civiques de trois ans), pour « incitation aux crimes et délits contre la sûreté de l’Etat ». Il est libéré le lendemain. Ce verdict est salué par l’Instance du FIS à l’étranger comme « un acte politique majeur ». On sait depuis longtemps que des clans militaires négociaient secrètement à l’époque avec l’AIS, bras armé du FIS, qui respecte une trêve depuis le 1er octobre de cette année-là. Le numéro 1 du FIS, Madani, bénéficiera d’une mise en résidence surveillée alors que Hachani était libéré.

«CONCORDE AMBIGUE»
Depuis lors, le vainqueur des élections de 1991 a profité de sa relative liberté – tout contact avec les «chouyoukh» lui demeurait toutefois proscrit – pour donner son point de vue à plusieurs journalistes algériens ou étrangers. De ces interviews transparaissait son credo tout à la fois moderniste et pragmatique mais aussi islamiste. Il se disputera avec Rabah Kebir qui, depuis son Instance exilée à Bonn, avait annoncé la fin du sigle «FIS». Mais, surtout, il exprimera ses doutes quant à la démarche de sortie de crise du président Bouteflika – la mouvance islamiste avait d’abord accueilli avec espoir son arrivée -, qualifiant la loi sur la concorde civile de « mesure purement policière, ambiguë, qui ne résoudra pas la crise ».

Hachani avait beaucoup d’ennemis: auprès des radicaux islamistes dans le maquis, qui ne lui pardonnaient pas son approche légaliste, mais surtout sans doute chez les jusqu’au-boutistes militaires et leurs alliés, qui craignaient cet homme de dialogue capable, peut-être, de remettre un jour le FIS en selle.

TEXTO

«La démocratisation refusée»

Une série d’interviews récentes avait permis à Abdelkader Hachani d’exprimer ses positions. En voici des extraits significatifs.

« Nous souhaitons que la violence soit évacuée du pays de manière globale et définitive. Pour nous, la paix est une option stratégique, non tactique. Mais la démarche du M. Bouteflika a pour caractère prépondérant l’ambiguïté. Il pose comme question «Etes-vous pour ou contre ma politique?». Nous craignons que cette manière de procéder serve à lui donner un alibi pour le déclenchement d’une action répressive plus forte encore que celle qui a eu lieu jusqu’à présent. C’est ma hantise. (…) »

« Le FIS est toujours interdit en Algérie. Cette mesure, dont nous demandons la levée, a fait que le pouvoir, fidèle à lui-même, a essayé de diviser notre mouvement et a utilisé tous les moyens pour en altérer l’image. Pour ma part, j’adhère à toute option non violente qui respecte l’honneur et la dignité de chaque parti. Il faut que toutes les victimes et leurs enfants, y compris les disparus et les prisonniers, soient traités sans discriminations. Ce n’est pas inscrit dans les textes actuels. (…) » («Libération», France, le 16 septembre 1999.)

« La résolution du phénomène de la violence restera tributaire d’une ouverture politique réelle qui viendrait ponctuer un traitement juste et équitable des différents dépassements qui ont eu lieu de part et d’autre. (…) »

« Je ne crois pas à l’absolution par l’amnésie et il serait utile de méditer l’expérience de l’Afrique du Sud dans ce domaine. (…) »

« Le problème réel n’est pas le FIS, mais le refus du pouvoir d’engager un processus de démocratisation réelle. Si un tel processus était engagé, alors nous étudierions les formes de notre participation. Il est clair que lorsque les conditions d’une pratique politique sereine seront instaurées, nous nous soumettrons au verdict du peuple, même s’il venait à nous rejeter. (…) » («Le Temps», Genève, le 19 octobre 1999).

Abdelaziz Bouteflika dénonce «un crime odieux des ennemis de la réconciliation nationale»

Le meurtre du numéro 3 du FIS suscite une vive émotion en Algérie

Baudouin Loos, Le Soir de Bruxelles, 24 novembre 1999

L’assassinat d’Abdelkader Hachani, lundi à Alger, a provoqué une onde de choc à travers le pays. Le numéro 3 du FIS, celui qui avait remporté la victoire législative des dernières élections libres en Algérie, occupait vraiment une place à part sur l’échiquier. « Avec Hachan »i, écrit notre confrère français «Libération», « disparaît la seule personnalité politique issue du Front islamique du salut avec laquelle le régime aurait pu véritablement sceller cette réconciliation nationale qu’il affirme appeler de ses voeux. Force est de remarquer en même temps que c’est aussi la bête noire des militaires les plus éradicateurs qui a été assassinée (…) ».

Témoin de cette émotion, l’unanimité des condamnations du meurtre dans la classe politique. Le premier à réagir aura été Abdelaziz Bouteflika, le président de la république estimant dans un communiqué que « cet acte criminel odieux prouve que les ennemis de la réconciliation nationale, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur, veulent toujours du mal au peuple algérien. (…) Tous les moyens de l’Etat seront mobilisés pour démasquer les forces du mal et de la trahison (…) ».

Plusieurs partis politiques d’opposition ont condamné l’assassinat de Hachani avec fermeté. Ainsi, pour le Front des forces socialistes, « cet attentat visant un homme de dialogue ayant soutenu sans ambiguïté toutes les démarches de compromis pour rétablir la paix ne fait que profiter aux tenants de la stratégie de la terre brûlée et de la descente aux enfers ». Un son de cloche repris par le petit Parti des travailleurs de Louisa Hanoune, qui évoque aussi « une provocation » et se demande »qui a intérêt à généraliser le chaos? »

Côté islamiste, l’émotion est à son comble. Le nouveau parti Wafa, de Ahmed Taleb Ibrahimi, un ex-ministre de Boumediene proche du FIS, « dénonce avec force cet acte lâche qui tente à travers le frère Hachani de faire taire les voix opposées à la politique d’éradication et de marginalisation, et restées irréductibles dans leur position appelant à une véritable réconciliation (…). La poursuite du cycle infernal de la violence contre des citoyens innocents et la reprise des liquidations physiques de personnalités politiques constituent une preuve supplémentaire de l’échec de la politique du «tout sécuritaire» poursuivie avec une étrange insistance pour traiter une crise éminemment politique. (…) »

Le chef de l’Instance du FIS à l’étranger, exilée à Bonn, Rabah Kebir, exprimera lui, dès lundi soir, une brève mais dure attaque contre « les éradicateurs qui ont fomenté cet acte ». Les «éradicateurs» sont ceux qui, au sein de l’armée et de la société civile, excluent toute possibilité de composer avec l’islamisme radical. Ce sont eux qui avaient fomenté le coup d’Etat militaire de janvier 1992 qui annula la victoire législative du FIS.

Un petit parti, le MDS (ex-communiste) et un journal, «Le Matin», figurent parmi les plus résolus de cette tendance. Leur lecture de l’assassinat n’est guère facile à comprendre. Ainsi, pour Cherif Hachemi, secrétaire général du MDS, « cet attentat servira aux terroristes à se redéployer à nouveau en tuant l’une des personnalités les plus en vue pour négocier en leur nom. Cet acte participera aussi à brouiller les cartes. (…) Il pourrait être interprété comme une tentative des groupes armés et de leurs alliés pour faire davantage de pression et de chantage afin que le pouvoir leur concède plus de concessions dans le cadre de la concorde civile ».

Quant au «Matin» (d’Alger), il ne s’embarrasse pas de nuances: « Hachani est tombé par le couteau qui lacère l’Algérie depuis dix ans et qu’il n’a, de son vivant, jamais dénoncé ouvertement. Une inéluctable part du feu. L’intégrisme a généré des extrêmes pilotés par la haine et dont la nuisance se retourne, aujourd’hui, contre les pères historiques du terrorisme islamiste jugés pour leur défaillance ».

Si la presse privée anti-islamiste privilégie la piste des groupes armés, d’autres s’en démarquent. Comme Abdennour Ali Yahia, fondateur de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme. « La vérité est que la loi sur la concorde civile a été un échec », dit-il dans «Libération». « C’était uniquement une loi sécuritaire (…). Hachani était un de ceux qui avaient l’appui mais aussi la confiance et le respect d’une grande partie du peuple algérien. Parce qu’il voulait ramener la paix (…). Il souhaitait trouver une solution véritable à la crise, une véritable réconciliation nationale. C’est pour cela qu’il a été tué ».

Bruno Etienne
Sur l’assassinat, lundi, de Hachani, numéro3 du FIS,
et les perspectives politiques actuelles en Algérie
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Propos recueillis par Baudouin Loos, Le Soir de Bruxelles, 25 novembre 1999

* Quel décodage proposez-vous du meurtre d’Abdelkader Hachani, principale tête pensante en liberté du Front islamique du salut?
* Avant de se précipiter sur les apparences, je tiens à souligner qu’il convient de se montrer très prudent quant à savoir à qui profite le crime. Car, dans les mécanismes du système algérien, où on ne compte plus les manipulations, on ne peut se contenter de dire «Ce sont les généraux», car on doit alors préciser quels généraux. De même, si on avance que ce sont les islamistes, il faut annoncer lesquels. Une expérience récente le montre: le cas de l’assassinat, en juin 1998, de Matoub Lounès (un chanteur berbère très populaire en Kabylie, qui était à la fois anti-islamiste et antimilitaire, NDLR) en témoigne sans doute, puisqu’on apprend qu’il a peut-être été tué par les siens, par un parti berbère.

J’ajoute, revenant à Hachani, que ce personnage était complexe. Ingénieur atomiste, il faisait donc partie de l’élite islamiste intellectuelle. Son cas pose problème: pourquoi avait-il été libéré en 1997? Pourquoi avait-il échappé, deux ans plus tôt, au massacre de la prison de Serkadji où il était détenu?

S’agissant de la mouvance islamiste, je crois aussi qu’on ne peut plus parler depuis longtemps du FIS, ni d’ailleurs du GIA (Groupe islamique armé). Pour ce dernier, on sait de manière sûre qu’il consiste en au moins seize ou dix-sept groupes éclatés, autonomes, qui ne disposent pas d’une direction centrale ni des capacités de mener une opération compliquée comme ce meurtre. Et on oublie, pour être complet, que des islamistes font partie du gouvernement actuel, avec sept ministères, et du Parlement, avec une soixantaine de sièges.

* Comment inscrire ce meurtre dans le contexte de l’arrivée du nouveau président, Bouteflika?
* Un clé de compréhension se trouve dans les difficultés que rencontre Bouteflika pour mettre sur pied un gouvernement, ce qu’il n’a pas encore réussi à faire six mois après sa pseudo-élection. De gros problèmes se présentent: la semi-privatisation de la Sonatrach (compagnie pétrolière nationale), la question du Sahara occidental (qui a toujous été gérée par les généraux, NDLR) et enfin, sinon surtout, le poste de ministre de la Défense: Bouteflika voulait y nommer un de ses proches, qui avait été chef de la Sécurité militaire sous Boumediene, mais les généraux n’en ont pas voulu. Mais attention! il existe au moins trois groupes antagonistes de généraux, il ne s’agit pas d’un corps homogène. Le nouveau roi du Maroc a mis trois mois pour se débarrasser de Driss Basri (tout-puissant ministre de l’Intérieur depuis vingt ans, NDLR), mais Bouteflika, lui, ne peut rien contre ces généraux.

* Et Hachani, là-dedans?
* Dans cet ensemble, quel que soit le «sponsor» de l’assassinat de Hachani, il faut interpréter l’acte comme un avertissement à Bouteflika. Un message qui dirait ceci: Tu as perdu, tu pourrais être la prochaine victime. Le destinataire du message connaît bien les généraux en question puisque ce sont ceux qui l’avaient écarté de la succession de Boumediene, en 1979. Depuis, Bouteflika s’était exilé, avait perdu toute connexion avec la base populaire.

* Pourtant, son référendum sur la concorde populaire et son langage nouveau ont eu du succès…
* Ce référendum et les chiffres officiels auxquels on fait dire ce qu’on veut sont surtout destinés au monde extérieur. C’est vrai que ses discours contre la corruption, bien qu’ils enfoncent des portes ouvertes, ont porté. C’est vrai aussi qu’il tente d’élargir sa marge de manoeuvre, mais son incapacité à imposer les membres d’un nouveau gouvernement montre l’étendue du problème. Au moins, pour l’Algérie, enfin je veux dire les Algériens riches, il y a une bonne nouvelle: le bond actuel du brut de pétrole…

* Que représentait Hachani?
* C’est un personnage fascinant pour un chercheur! Mais le terrain algérien actuel ne se prêtant pas à des travaux de sociologie empirique dans le genre sondage d’opinion, on ignore dès lors ce qu’il pouvait encore représenter. Pour moi, le FIS n’existe plus, ce qui n’empêchait pas Hachani d’être d’une intelligence exceptionnelle. Mais cela n’en faisait pas automatiquement un leader charismatique, comme le fut Ali Belhadj (le très radical numéro2 du FIS, en prison depuis 1991, NDLR).

* Mais le pouvoir négociait-il avec lui?
* Ce qui est sûr, c’est que les responsables sous la présidence précédente, celle de Zéroual, négociaient avec lui. Voilà pourquoi il avait été libéré il y a deux ans. Le pouvoir nie ces contacts, comme la France avait dit qu’elle ne négocierait jamais avec les rebelles algériens, comme les Israéliens avaient dit qu’ils ne négocieraient jamais avec le «terroriste» Arafat, comme les Britanniques avaient dit qu’ils ne négocieraient jamais avec l’IRA. Tous l’ont fait. En somme, de ce côté, les Algériens sont anormalement normaux!

* Cela dit, le pouvoir algérien demeure fort opaque…
* Pas tant que cela! Une clé stratégique pour s’y retrouver, c’est la recherche des «belles-mères». A savoir les têtes des groupes qui pillent l’Etat, ceux qui profitent par exemple des privatisations de l’industrie algérienne ou du secteur foncier, privatisations qui ont valu à Alger d’être félicité par le FMI et la Banque mondiale… Parmi ces quinze, vingt «belles-mères», on trouve des généraux, mais pas seulement eux.

  

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