André Glucksmann: « Le pardon ne simpose pas »
ANDRE GLUCKSMANN AU SOIR
Le pardon ne simpose pas
Le Soir d’Algérie, 29 octobre 2002
André Gluksmann est lun des philosophes français les plus célèbres de lépoque contemporaine. Il est surtout lun des rares intellectuels européens et occidentaux à avoir dénoncé la barbarie terroriste que connaît lAlgérie depuis plus dune décennie. Lon se souvient de ses larmes à Bentalha quelques jours après le massacre qui décima la population. Dans un entretien exclusif au Soir dAlgérie , André Glucksmann réitère ses engagements : lAlgérie, la Tchétchénie Il exprime une nouvelle fois sa crainte du danger terroriste et le rôle que doit jouer lAlgérie dans ce XXIe siècle où lhumanité est à la croisée des chemins.
Le Soir : Vous avez été lun des rares intellectuels français à prendre fait et cause pour la lutte contre le terrorisme algérien…
André Glucksmann : Nexagérons rien. Nous étions une petite dizaine à organiser des meetings à Paris contre le terrorisme, avec les démocrates algériens, en particulier les femmes qui résistaient sur place à Alger. Il y a eu quand même un certain écho malgré le FFS, malgré le PS dailleurs. Malgré légoïsme des Français aussi et lignorance générale.
Vous y avez mis toute votre crédibilité en tant quintellectuel à un moment où en France il y avait la cabale du « qui tue qui ? »
Oh, cétait même avant. Cétait de lignorance, du mépris. Une forme de colonialisme qui affecte même les anticolonialistes. Cest-à-dire quau fond on ne considère pas que ce qui se passe en Algérie est dimportance mondiale. On croit que cest une affaire de famille entre Algériens, donc, cest sans importance même quand il y a des bébés égorgés, des populations civiles décimées. Et cela, cest triste.
Ces dernières années, les Algériens ont remarqué un certain retrait de votre part
Dans la mesure où les démocrates, sans mettre fin au terrorisme quand même, arrivent à respirer, à sexprimer dans ce pays. Eh bien, cest leur affaire, ce nest plus la mienne.
Votre retrait de la scène « algérienne » correspond un peu au début de votre engagement pour la cause tchétchène ?
Il y a de cela. Il y avait un silence terrifiant en France et dans le monde au sujet du terrorisme en Algérie. Le fait que le terrorisme frappait très fort et que personne ne voulait le voir. Il y a un silence absolu, mondial autour de la guerre dindépendance des Tchétchènes et de la répression épouvantable qui mène à lextinction de ce peuple. Les soldats russes ont quartier libre en Tchétchénie, ils tuent, violent, rackettent, prennent en otages. Il y a un silence mondial autour de ce crime contre lhumanité. Jy suis allé parce quil y a un huis clos imposé par Poutine. Jy suis allé clandestinement et jai eu la chance den revenir.
Mais les combattants tchétchènes comptent parmi eux des islamistes. Y a-t-il des bons et des mauvais islamistes, selon vous ?
Il y a des islamistes dans la résistance tchétchène mais ils ne dirigent pas. La prise dotages qui a eu lieu à Moscou a été désavouée par le gouvernement indépendantiste tchétchène. Elle la été avant la fin. Le président Maskhadof dit et dit toujours que les Tchétchènes ne sattaquent pas aux populations civiles. Ils ne font pas non plus de bombes humaines contre les civils. Certes, il y a eu des femmes qui se sont fait exploser mais avec un général russe en Tchétchénie. Il avait sur la conscience la mort de toute la famille de la femme en question. Ils sont très héroïques. Mais la déviation de la guerre contre les civils du style islamique, cest une déviation pour eux et à leurs yeux même. Cela dit, plus ça va, plus les Russes détruisent et plus les traditions se perdent. Les enfants élevés depuis 10 ans dans la guerre, ne sont pas éduqués, ils nont que lexpérience de la brutalité des armées russes et la résistance des Tchétchènes. Ceux-là sont capables de devenir islamistes. Cest un risque, un très grand risque et cest pour cela que je suis pour la paix, pour quon accorde lautonomie et lindépendance aux Tchétchènes. Ce que larmée russe fait là bas, cest pire que ce qua fait le général Massu en Algérie. Cétait déjà un crime contre lhumanité mais il na pas bombardé Alger avec les Algérois et les pieds-noirs. A Grozny, larmée russe a bombardé la ville à coups de bombes et dobus. Vous avez aussi la sauvagerie qua utilisée la police pour libérer les otages. Jamais au grand jamais dans toute la guerre dAlgérie contre le terrorisme, il ny a eu ce type de gazage de la population par larmée, par la police ou par les combattants antiterroristes. Il y a une forme antiterroriste qui consiste à assassiner la population, assassiner les otages qui est absolument redoutable. Cette guerre dindépendance est plus ancienne que la guerre dindépendance algérienne, elle dure depuis 300 ans. Cela mérite tout de même un petit peu de sentiment et démotion.
Quelles impressions gardez-vous du colloque sur le terrorisme ? De plus quelle définition donnez- vous au terrorisme ?
Il y avait deux choses intéressantes. Les militaires parlent. Dans tous les pays du monde, larmée est la grande muette, et là, ils se sont mis à parler de leur expérience. Cest très important. Car contre le terrorisme, larmée ne peut pas lutter seule. Il faut que cette lutte soit faite aussi par la population, ce qui implique que larmée ne doit plus être la grande muette. Elle doit parler et expliquer ce quelle fait aux populations. Il y a quelque chose de tout à fait nouveau, là, où lAlgérie est à la pointe. Alors que cest tout aussi nouveau en Algérie, cest un exemple que devraient suivre les autres armées. Le deuxième fait important est que dans ce colloque il y avait beaucoup de femmes. Cest la deuxième partie de la grande muette dans la lutte antiterroriste. Les femmes sont lélément fondamental. Si lAlgérie a gagné cest grâce à ses femmes. Elles ne se sont pas laissées faire quand on a voulu les voiler, quand on a interdit à leurs enfants daller à lécole, elles les y ont envoyés avec les risques que cela comporte. Les femmes ont été, avec larmée, lélément de la grande résistance. Et elles sont, toutes deux, les grandes muettes de la lutte antiterroriste. Pour ce qui est de définir le terrorisme, je crois que cest essentiellement une guerre contre les civils, une volonté dattaquer, voire dexterminer les gens sans défense et par conséquent prendre le pouvoir non seulement dans les institutions mais également dans les têtes en faisant régner la terreur. Une terreur délibérée qui atteint dabord les femmes et les enfants. Je pense que les gens se sont rendus compte que ce nest pas tellement les idées affichées, les justificatifs mais que plutôt se sont les méthodes qui comptent. Il faut juger le maçon au pied du mur et lassassin au maniement du couteau.
Paix, justice, pardon. A quel prix peut-on faire la paix ?
Ce nest pas à moi de juger car je suis à lextérieur, cest aux acteurs de juger. Il ny a pas de bonnes paix sauf que les paix sont meilleures que les guerres civiles qui sont les pires choses. Nous sommes plutôt dans un cessez-lefeu que dans une paix. Mais dites-vous bien que les paix ne sont jamais simples. Cela va encore durer. Il y a beaucoup de tensions. Négocier ces tensions, ces souvenirs, ces désirs de vengeance, ces absences de repentance, est une façon extrêmement pénible, délicate où chacun est responsable de ce quil pense. Je crois que la lutte contre le terrorisme, qui ne sarrête pas au moment du cessez-le-feu, cest une affaire de civils. A la fois parce quil faut désigner sa cible, dire que ce nest pas possible, que cest inhumain, quil faut arrêter. Et cest ce que lAlgérie a compris. Il y avait une majorité électorale pour le FIS en 1991, il ny a plus de majorité pour les islamistes. Les Algériens ont fait leur propre expérience de ce que cela voulait dire. Deuxièmement, cest toujours au citoyen, au civil de dire quil y a des choses à pardonner, à oublier quon ne veut pas remettre à vif et dautres impardonnables. Je ne peux pas le dire à la place des concernés mais je pense que les institutions ne le peuvent pas non plus. Cest laffaire des populations car le pardon ne simpose pas.
Vous avez déclaré que le monde est tragique. Pourquoi ?
Oui, on avait oublié quil létait. LEurope a vécu deux guerres mondiales, a découvert les camps de concentration, les guerres coloniales. Ils avaient oublié que les crimes de sang étaient le pain quotidien de lhumanité. Quand le terrorisme a éclaté en Algérie, pendant 10 ans les Européens ont fait semblant de ne pas voir et quand ils voyaient, ils ne comprenaient pas. Cest très étrange cette volonté de dormir des nantis, qui implique une sorte dutopie, dirréalisme. Ce qui sest passé à Manhattan aurait pu arriver à Paris. Nous ne sommes pas hors de la lutte contre le terrorisme. On oublie que lHistoire est tragique et que cette tragédie nous concerne et pas seulement les Algériens. A partir du 11 septembre, toute une partie de la population en Europe et aux USA a compris que ce nétait pas une affaire de sous-développés, de banlieue du monde. Que ça concernait lavenir du XXIe siècle. Une lutte pour la civilisation. On a compris que le problème auquel a été confronté lAlgérie est un problème mondial et pas seulement algérien. Cétait le commencement de la tragédie du XXIe siècle et que les Algériens, loin dêtre en proie à des conflits dun autre temps, étaient confrontés à lavenir de lhumanité, quils étaient en avance et pas du tout en retard.
Dernière question, quavez-vous envie de dire aux Algériens ?
Plutôt que de dire jai envie découter. Jai appris aux cotés des Algériens. Il ne faut pas quils se laissent complètement cerner par leurs propres problèmes. Il faut quils saperçoivent que leurs problèmes sont mondiaux, quils nétaient pas enfouis dans des affaires locales auxquelles ils attribuent à juste titre une grande importance. Quils souvrent aux échos de leur propre lutte dans le monde et aux échos du monde dans leur lutte. Par exemple, le fait que les Tchétchènes soient dans une guerre dindépendance, en proie à u n e répression coloniale, les Algériens connaissent quils soient en proie à lislamisme, ça aussi, les Algériens connaissent. Cela devrait en quelque sorte permettre aux Algériens de comprendre le monde et en même temps de sy insérer. Cest vrai que la lutte contre le terrorisme, dans le silence mondial dailleurs, a isolé aussi lAlgérie. Il y a une solidarité que les Algériens devraient avoir avec des peuples qui sont complètement enterrés dans le silence. Je pense que leur lutte contre le terrorisme est exemplaire, justement si elle est exemplaire, il faut quils comprennent quils ont une importance mondiale. De même que la guerre dindépendance algérienne avait une signification qui dépassait lAlgérie. De même, la guerre contre le terrorisme, contre la terreur qui a été menée en Algérie a une importance qui dépasse lAlgérie. Et cela de plusieurs façons. Dune part, les techniques de guerre ne sont pas proprement algériennes. Ces problèmes vont se poser dans les pays du monde. Le rapport à lislamisme nest pas propre à lAlgérie. Il y a une nouvelle façon pour lAlgérie dêtre encore une fois plutôt en avance quen retard, plutôt dans le monde quhors du monde.
Entretien réalisé par Samar Smati