Enquête sur les dissensions au sein de la hiérarchie militaire algérienne sur fond d’émeutes

Enquête sur les dissensions au sein de la hiérarchie militaire algérienne sur fond d’émeutes

Lahouari Addi, Alger, algeria-watch, Juin 2001

Le 7 juin dernier, la presse algérienne a annoncé la suspension d’un commandant du Département de renseignement et sécurité (DRS, ex-Sécurité militaire, toujours appelé SM) pour avoir agressé un marchand de glaces dans la ville de Bordj Bou Arréridj, à 230 km à l’est d’Alger. L’information serait banale en soi dans un autre pays, mais en Algérie elle est capitale et révèle des changements intervenus ces derniers mois dans le système des pouvoirs. Ce qui est nouveau, c’est que, d’une part, la sanction est venue du Commandement militaire de Constantine et non de la direction centrale de la SM d’Alger et, d’autre part, elle a été annoncée publiquement. Il est rare que le personnel de ce service au-dessus des lois soit sanctionné, et encore plus rare que ses membres répondent de leurs actes à une institution autre que leur hiérarchie. D’habitude, les officiers de la SM sont autonomes des chefs de Régions militaires dont ils ne dépendent que formellement. Mais le fait divers de Bordj Bou Arréridj pourrait indiquer que la SM a perdu une partie de son aura et de son influence sur les militaires eux-mêmes et, plus grave encore pour le régime, sur la population qui n’hésite pas à condamner ouvertement le comportement de ses membres. Critiqués de plus en plus ouvertement et accusés de tous les maux, ces derniers reconnaissent qu’ils n’ont plus de prise sur la situation, alors que par un passé récent ils suscitaient une crainte absolue.

Le service n’est pas sorti indemne de dix ans de lutte anti-terroriste menée à pas de charge dans un pays où la justice est au service de la police et où la presse n’est pas autonome. Il traîne comme un boulet des affaires aussi graves les unes que les autres, et que la vox populi lui impute, à tort ou à raison, allant des assassinats de Boudiaf et Matoub Lounès aux massacres de villageois en passant par l’attentat de l’aéroport d’Alger en été 1992. Véritable police politique, la Sécurité militaire est un service dépendant de l’Etat-Major de l’armée et dont la mission essentielle est de réprimer toute expression autonome de la société, ce qui la met au-dessus des lois et de l’Etat. Ne rendant compte ni à la justice ni à la gendarmerie, ses prérogatives n’ont jamais été aussi importantes que depuis l’annulation des élections de janvier 1992 qui a été l’occasion pour organiser une répression brutale à grande échelle.

Colonne vertébrale du régime dont elle a assuré la survie, la SM a été à la pointe du combat contre l’islamisme armé et a eu carte blanche pour l’éradiquer.  » La fin justifie les moyens « , répondent les officiers en privé, quand un de leurs proches fait remarquer qu’ils sont allés trop loin. Convaincus d’avoir sauvé le pays de l’intégrisme, ces officiers se sentent aujourd’hui dépossédés de leur victoire, en entendant les critiques qui leur sont adressées. Ils n’ont pas compris que s’ils ont permis la défaite militaire des islamistes – toute relative puisque les maquis persistent encore – ils ont lourdement compromis la hiérarchie militaire dont ils étaient supposés assurer la pérennité sur le pouvoir civil. Autrement dit, ils ont transformé la victoire militaire du régime en grave défaite politique que les généraux paieront, pour les plus chanceux d’entre eux, par une mise à la retraite, et pour les autres, par la traduction devant des instances de justice nationales ou internationales.

En effet, après la publication des rapports d’Amnesty International et des livres Qui a tué à Bentalha et La sale guerre, la responsabilité des généraux dans les disparitions qui se comptent par milliers, les exécutions extra-judiciaires et les massacres de civils est pleinement engagée, ce qui les a discrédité politiquement et modifié les rapports entre les différents clans de la hiérarchie militaire et entre celle-ci et la Présidence. Ces accusations graves ont transformé l’image du régime à l’étranger (répercutée par les chaînes de télévision françaises captées en Algérie) : celui-ci apparaît désormais comme une dictature brutale dans laquelle des militaires se déguisent en islamistes pour tuer les familles des opposants. Ce qui a apporté de l’eau au moulin à ceux qui, depuis longtemps, demandent une commission d’enquête internationale sur les massacres de civils que le régime a vigoureusement refusée en se réfugiant derrière l’argument de la souveraineté nationale.

Le 25 avril dernier, la fuite nocturne du général à la retraite Khaled Nezzar, convoqué par un juge français suite à une plainte déposée par des victimes de la torture, a donné du crédit aux accusations que la rumeur publique colporte à l’égard des généraux. Pourquoi Nezzar se serait-il dérobé à la justice si les généraux n’avaient rien à se reprocher, dit-on çà et là. Dans les rues d’Alger, l’affaire est commentée par un dicton populaire :  » N’a peur de l’étincelle de l’allumette que celui dont le ventre est rempli de foin « . Subissant ouvertement les critiques, les généraux se sont divisés et se rejettent la responsabilité de la détérioration de leur image dans l’opinion publique et surtout chez leurs subordonnés : ceux-ci rechignent maintenant à aller traquer les terroristes islamistes dans les maquis tandis que, soutiennent-ils,  » les généraux se remplissent les poches « . Des commandants, des capitaines… traînent les pieds dans les opérations anti-terroristes, disant à haute voix  » qu’ils ne veulent pas se faire tuer pour défendre les millions de dollars des généraux « .

Selon des informations circulant à Alger, le Chef d’Etat-Major, le général Mohamed Lamari, reproche aux responsables de la Sécurité militaire d’avoir mal géré les dossiers qu’ils ont eu en charge, en particulier celui de ladite concorde civile intervenue suite à un accord secret avec l’AIS, branche armée du FIS dissous. Mohamed Lamari se poserait en effet la question : qui infiltre qui ? Autrement dit, les militaires infiltrés dans l’AIS demeureront-ils fidèles à celle-ci ou à l’armée ? C’est pourquoi il a demandé à ce que tous les  » repentis  » soient jugés avant de bénéficier de l’amnistie prévue par les accords, ce à quoi s’oppose vigoureusement le chef de la Sécurité militaire, le général Mohamed Médiène, dit  » Tewfik  » qui ne veut pas courir le risque de voir s ‘étaler publiquement devant les tribunaux la double appartenance de centaines de  » repentis « . Lâché par le général Smaïn Lamari, son adjoint, Tewfik Médiène n’a jamais été aussi isolé au point où El-Watan a publié le 23 avril dernier un article non signé – envoyé  » d’en haut  » affirme un journaliste tenant à garder l’anonymat – annonçant son limogeage, au grand étonnement des lecteurs qui ne sont pas habitués à lire des critiques contre l’homme le plus puissant du système et dont il était interdit jusqu’à une date récente de prononcer ou d’imprimer le nom. Mais, coup de théâtre, deux jours après, d’autres journaux démentent l’information d’El-Watan, dont le directeur ne sait plus à quel saint se vouer. L’homme le plus puissant du système est resté à son poste, mais désormais sur la défensive, il a perdu de son assurance, et devra tenir compte d’adversaires de plus en plus nombreux, disposant comme lui de capacités de nuisances aussi importantes que les siennes en détenant des informations explosives sur les uns et les autres. La Sécurité militaire qu’il dirige n’a plus l’initiative et traîne comme des casseroles plusieurs affaires qui risquent de mettre un terme à la nature double du pouvoir (primauté du militaire sur le civil) sinon au régime lui-même.

 » Tout ce qui arrive à l’armée, c’est du petit lait pour le Président Bouteflika « , commente Mohamed Benchicou, directeur du journal néo-communiste Le Matin, qui n’hésite pas à avancer l’hypothèse d’un complot contre l’armée profitant d’abord au président dont l’intérêt serait d’affaiblir la hiérarchie militaire par des publications et des pétitions publiées par des journaux à l’étranger. Selon M. Benchicou, Bouteflika chercherait à faire tomber les généraux par une campagne médiatique menée en France par des  » anti-militaristes inconscients du danger intégriste « . Pour le journal Le Matin, l’indice qui corroborerait cette thèse, c’est la nomination quelques mois plus tôt de Abdelaziz Belkhadem, islamiste du régime, dont la mission aurait été d’empêcher les ambassades de réagir à la campagne médiatique contre l’armée. Qu’ils se rallient ou non aux supputations de M. Benchicou, les généraux n’ont plus confiance en Bouteflika qui avait été intronisé par eux uniquement pour inaugurer les chrysanthèmes, et qui s’avère aussi imprévisible qu’incohérent. Les deux généraux, Larbi Belkheir et Mohamed Touati, nommés en septembre dernier pour le contrôler, l’un comme directeur de cabinet et l’autre comme conseiller aux affaires militaires, paraissent découragés par un président qui est très souvent en voyage officiel à l’étranger, et qui sollicite plus ses frères Saïd et Mustapha- respectivement homme d’affaires et médecin – que ses conseillers. En privé, Larbi Belkheir, appelé Raspoutine par certaines de ses connaissances, se dit perplexe et avoue qu’il ne sait pas de quoi demain sera fait. De Bouteflika, il s’attend à tout.

L’autre grand perdant des changements intervenus, après Tewfik Médiène, est sans contexte le général Mohamed Touati, dit El Mokh, le cerveau, que ses collègues accusent de les avoir menés vers l’impasse en surestimant ses capacités à façonner le paysage politique à sa guise en donnant naissance à des partis d’opposition aussi dociles que le veut le  » cabinet noir  » qu’il dirige. En novembre dernier, celui-ci a rédigé un rapport préconisant la dissolution de tous les partis politiques et leur substitution par d’autres formations, après une période de transition durant laquelle l’activité partisane serait interdite. Fort heureusement pour l’armée, ont pensé certains officiers, le projet n’a pas vu le jour car ce sont les partis légaux qui sont montés au créneau pour défendre l’institution militaire contre le contenu du livre La sale guerre. Le général M. Touati allait priver l’armée de ses défenseurs dans la  » société civile « . Le projet fut enterré et Touati invité à plus de pragmatisme.

C’est sur fond de suspicion et de reproches faits les uns aux autres que les généraux ses ont divisés, configurant et reconfigurant chaque semaine des alliances éphémères, expression de désarroi difficile à cacher. La configuration d’alliances de la fin du mois de mai – susceptible de changer les prochaines semaines – dessinait, selon les rumeurs distillées en privé dans les villas cossues de la station balnéaire Le club des pins, trois pôles : celui de du Chef d’Etat-Major, le général Mohamed Lamari qui, tenant compte de la grogne des chefs d’unités et des officiers subalternes, cherche à dégager l’armée des jeux politiciens ; celui de Tewfik-Touati, qui s’organise pour défendre le bilan des dix années passées, regroupant tous ceux qui craignent d’être sacrifiés comme boucs émissaires à l’autel d’une improbable réconciliation nationale ; et enfin celui de Smaïn-Belkheir, qui pense se redéployer, avec de nouveaux officiers, en accompagnant Bouteflika à la fin de son mandat, moyennant quelques concessions à l’opposition réelle représentée par le FIS et le FFS.

Pour les trois pôles conflictuels de la hiérarchie militaire, l’ennemi commun reste néanmoins ces deux partis qu’il faut maintenant amadouer ou neutraliser d’une manière ou d’une autre. Le premier est encore présent malgré sa dissolution, et le second a vu son audience s’accroître à l’intérieur et à l’extérieur du pays. S’il a été facile de diaboliser le FIS, il n’en pas été de même pour le FFS qui est arrivé à mettre en échec toutes les tentatives de noyautage et qui commence à récolter les dividendes d’une opposition constante à un régime qui discrédite tout parti ou tout individu qui s’en approche. Les manifestations du 3 et du 31 mai organisées par le FFS à Alger et qui ont drainé des centaines de milliers de personnes scandant  » pouvoir assassin  » et  » gouvernement terroriste  » ont rappelé que la rue est toujours hostile aux généraux rendus responsables des assassinats et de la corruption endémique organisée en réseaux hiérarchisés dirigés par des  » barons  » au-dessus des lois et garantissant l’impunité à leurs protégés.

Prenant acte des échecs de Tewfik et de Touati, le général Mohamed Lamari souhaite épargner à l’armée les conséquences politiques de dix ans de guerre qui ont laissé des traces profondes autant sur les militaires que sur la population durement éprouvée, et s’investit à rétablir la confiance des subordonnés dans les officiers. Autant déplacer une montagne, disent les plus sceptiques, qui font remarquer que jamais un livre ne fut autant photocopié dans les casernes que La sale guerre. D’où le discours de Lamari sur la professionnalisation de l’armée, répétant à qui veut l’entendre que celle-ci ne fait pas de politique, allant jusqu’à refuser la demande du Président de faire intervenir la troupe pour rétablir l’ordre en Kabylie, considérant que ce qui s’y passe relève de la compétence du gouvernement qui n’a besoin à cette fin que de la gendarmerie.  » Nous sommes assez impopulaires comme çà  » aurait-il dit à ses collaborateurs. Mais cette position n’est pas dénuée d’arrière-pensée car elle vise, à travers la gendarmerie, son chef, le général Boustila, fidèle de Bouteflika, qui sera forcément éclaboussé par la répression contre les manifestants. Le Président, faisant le même calcul, a souhaité que l’armée rétablisse l’ordre énergiquement pour compromettre plusieurs généraux, sans doute dans la perspective de les remplacer par de jeunes officiers qui lui devront la promotion. Et la Sécurité militaire n’est pas en reste, mobilisant ses relais, notamment ses  » journalistes  » affectés dans la presse privée, pour orienter l’hostilité des manifestants contre le Président qu’elle espère remplacer par Mouloud Hamrouche, Ahmed Taleb ou Sid-Ahmed Ghozali. Les calculs machiavéliques des différents noyaux de pouvoir, autonomes et concurrents, intègrent tous la rue dans leurs stratégies pour élimer le groupe adverse. Mais aucun ne songe à la rue pour trancher les différends sur le terrain électoral. Beaucoup de jeunes officiers, écoeurés par les luttes florentines auxquelles s’adonnent les généraux, espèrent une généralisation des émeutes de la Kabylie à tout le pays pour opérer une vraie rupture avec un régime qui ne finit pas d’atteindre le fond.

Post-scriptum :
Cet article a été refusé par deux quotidiens nationaux qui ont craint d’être privés de publicité s’ils l’avaient fait paraître. Gérée et distribuée par un organisme d’Etat, la publicité est utilisée comme une arme pour contrôler ceux des journaux tentés d’exercer leur liberté d’informer sur les mécanismes et les divergences du pouvoir réel. La presse algérienne a arraché la liberté de critiquer le pouvoir formel (Président et Gouvernement), mais il lui reste à lutter pour se débarrasser du carcan que fait peser sur elle le pouvoir réel qui la soumet au chantage et qui la surveille jusque dans les salles de rédaction, où l’armée impose des militaires-journalistes (2 à 3 par journal) qui dépendent de la sous-direction de l’information de la SM dirigée par le colonel Tahri dit Hadj Zoubir. La mission qu’assigne cette sous-direction à la presse est essentiellement d’attaquer les deux partis d’opposition que sont le FIS et le FFS, et de harceler le Président pour lui rappeler sa vulnérabilité. Ces trois cibles des  » journaux privés  » ont ceci de commun qu’ils sont, pour des raisons différentes, des adversaires déclarés du pouvoir réel, dont les membres sont des personnages publics de par l’autorité qu’ils se sont arrogés de choisir les Présidents et de désigner les députés. De par ces fonctions éminemment politiques, la population a le droit de connaître les positions et les divergences de ces hauts-fonctionnaires du Ministère de la défense qui décident du destin du pays dans des réunions secrètes, illégales du point de vue de la Constitution.

En vertu de celle-ci, toutes les activités de la SM – en dehors de la protection du moral de la troupe et du fonctionnement de l’armée en tant que force publique – sont illégales et tombent sous le coup de la loi pour obstruction des institutions et détournement de services de l’Etat. Car la SM n’est pas présente uniquement dans la presse ; elle infiltre aussi les corps constitués (gendarmerie, police, douanes, justice, administration…), le syndicat, les associations, et les partis sans ancrage, dont elle fait la promotion à travers des communiqués complaisamment commentés dans les  » journaux privés « . L’objectif de la SM est d’étouffer toute expression politique autonome qui viendrait à naître de la société et qui contesterait le régime et sa nature militaire cachée. D’où l’irruption des émeutes, seul moyen auquel recourt la population qui rejette un régime illégitime fonctionnant à la force et à la ruse. Aussi, la réponse du Général-Major Mohamed Lamari, destinataire du mémorandum du FFS, est irrecevable quand il affirme que l’armée ne fait pas de politique. Car de deux choses l’une : ou bien la SM ne dépend pas de l’Etat-Major dont il est le chef, ou bien il ignore tout des activités politiques d’un service censé dépendre de son autorité. Il y a eu trop de morts pour continuer à cacher la réalité avec des mots au détriment de l’avenir de la collectivité nationale.

L’exemple de la presse montre que la crise en Algérie a atteint un seuil tel que la crédibilité des institutions – en premier lieu celle de l’armée – est gravement menacée. Il est de l’intérêt supérieur de la Nation, et en premier lieu de l’armée, que celle-ci se retire du champ politique en prenant la seule mesure qui le montrerait réellement : la dissolution de la SM et son remplacement par un autre service qui se limiterait exclusivement à la protection du moral de la troupe.

Lahouari Addi
Professeur à l’IEP de Lyon