La veuve de Abane sort de sa réserve

La veuve de Abane sort de sa réserve
après 42 ans de silence

«La liquidation de Abane n’est rien par rapport au triomphe de la Révolution»  

Pour la veuve du cerveau de la Révolution, le choix est vite fait entre la dénonciation publique des responsables de la liquidation de Abane et le souci de préserver la cohésion des rangs du FLN, de l’ALN et du peuple

Abdelkrim Ghezali, La Tribune, Samedi 19 août 2000

Se retrouver devant la femme qui a partagé la vie publique et privée de Abane Ramdane, c’est faire un voyage dans le temps. Sous les traits doux et apaisants de cette dame qui porte aisément ses soixante-dix ans, on devine aussi aisément ses printemps radieux qu’elle a consacrés à l’Algérie en lutte aux côtés de celui qui fut l’un des génies de la guerre de libération. Actuellement épouse Dehiles, Mme Vve Abane Izza parle de sa douleur intime avec dignité et modestie. Comme si la liquidation de Abane n’était pas un supplice, ses détracteurs veulent le tuer une seconde fois, non sans espoir de le salir. «Abane, un traître ?» Quel blasphème ! On peut tout lui reprocher, y compris son amour démesuré pour l’Algérie et pour la liberté, sauf cette horreur qu’est la traîtrise, s’exclame la veuve du héros. Quand elle évoque Abane, ses moments avec lui et ses compagnons, Ben Khedda, Ben M’hidi, et tant d’autres, une note de nostalgie langoureuse se lit sur son visage angélique dont le calme n’est en rien perturbé par ce goût d’amertume qui lui reste à la gorge depuis qu’on lui avait annoncé, un jour d’hiver de l’année 1958, «la mort» de celui qu’elle aimait pour elle et pour la «Révolution». Elle connaissait sa valeur, ses qualités, ses défauts, sa douceur et ses coups de gueule, sa générosité et son intransigeance. Abane a été victime de son refus de gérer des équilibres autres que ceux qui devaient garantir l’aboutissement de la lutte armée et l’avènement d’un Etat social, démocratique, tendant vers la modernité. Modestement, la veuve Abane avoue ne pas être qualifiée pour avoir un avis politique sur les tenants et aboutissants de l’histoire enchevêtrée de la guerre d’indépendance nationale. «je n’aurais jamais rompu le silence que je me suis imposé depuis la liquidation de Abane s’il n’y avaient pas les Mémoires infamantes de Kafi», dit la veuve Abane sans s’emporter. Elle contient sa colère avec autant de dignité qu’elle a retenu sa douleur quarante-deux ans durant. Les circonstances l’ont obligée à sortir de sa réserve et de l’anonymat qu’elle a librement choisis pour défendre l’honneur d’un homme dont les actes, les paroles et les écrits l’ont consacré héros national et cerveau de l’une des révolutions les plus illustres. Elle s’insurge contre l’incapacité des détracteurs de Abane à comprendre les raisons du silence de sa veuve, de sa famille et de ses amis après l’assassinat de l’animateur du congrès de la Soummam. «Mais la liquidation de Abane, aussi injuste et cruelle soit-elle, autant pour les siens que pour la révolution, n’autorisait pas qu’on compromettât la marche et le devenir d’une cause nationale plus importante.» «Si la liquidation de Abane a été un drame qui a révolté l’esprit et brisé le cour de tout Homme pour qui la vie et la mort sont du domaine de Dieu, fallait-il dénoncer immédiatement les responsables de l’acte ignoble au risque de jeter le trouble au sein des combattants et démoraliser le peuple après tant de souffrances et de sacrifices», dit-elle avec sagesse et chagrin. «Le triomphe de la révolution compte plus que les circonstances de la liquidation de Abane par ses frères d’armes.» Cependant, la deuxième mort de Abane que fut cette conspiration du silence a conservé la plaie béante et la douleur entière au fond de cette femme qui ne fait toujours pas son deuil. Que l’action de Abane gêne des calculs politiciens, régionalistes, claniques ou autres pour que sa liquidation physique soit programmée et exécutée, c’est possible mais qu’on l’accuse d’intelligence avec l’ennemi, c’est un raccourci qui ne peut être emprunté que par des simples d’esprit. «Abane est passé comme un météore dans une révolution à laquelle il s’identifiait et qu’il a marquée par sa mort violente, comme il lui a donnée sa vie sans restriction. Une vie courte et mouvementée, un destin de révolutionnaire. C’est ce que voulait Abane», dit tendrement sa veuve qui cherche une consolation dans un verdict d’Emile Zola : «Il n’est de justice que dans la vérité, il n’est de bonheur que dans la justice.» L’autre verdict rendu par le tribunal d’Alger semble avoir apaisé sa peine. «Je suis satisfaite du jugement rendu. La justice a fait son travail en son âme et conscience», avoue Vve Abane avant de s’insurger : «Ce que les détracteurs de notre révolution appellent lynchage médiatique n’est qu’un message : Touche pas à nos symboles, à nos héros.» Pourtant, elle garde espoir et attend beaucoup de la génération de l’indépendance car, dit-elle, «en dépit de tout, nous sommes indépendants» alors que dans le feu de l’action de la lutte armée, «on ne savait pas où aller», citant Didouche Mourad qui disait : «Personne ne dira qu’on n’a pas osé.» Ajoutant : «Et si nous venions à mourir, défendez notre mémoire.». Pour sa veuve, Abane voulait transcender l’audace et les pulsions pour doter la révolution d’une intelligence en ralliant à la lutte armée toutes les potentialités humaines disponibles. On lui reprochait d’avoir introduit les centralistes et les udmistes, dans les rangs de l’avant-garde révolutionnaire. Abane voulait, par là, doter le FLN et l’ALN d’un cadre de qualité et couper l’herbe sous les pieds et de l’ennemi colonial et du MNA. Pourtant, ses détracteurs ont puisé dans ce même vivier du mouvement national pour encadrer la révolution et former le premier et le second GPRA. Les présidents choisis alors n’étaient pas des historiques. Mais ils ont négocié tous les «Evian» de la liberté.   

A. G.

 

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