Le passé du tortionnaire de Le Pen

Les tribunaux jugent « légitime » de rappeler ce passé

Philippe Bernard, Le Monde, 4 mai 2002

Rappeler publiquement le passé de tortionnaire de Jean-Marie Le Pen peut être « légitime ». Ainsi a fini par juger la Cour de cassation, le 24 novembre 2000, dans un arrêt qui a mis un terme à une très vive controverse judiciaire dont M. Le Pen était sorti vainqueur dans un premier temps. Le débat était né après la publication, en 1984 et 1985, par Le Canard enchaîné et Libération, d’articles accusant Jean-Marie Le Pen, lieutenant en Algérie, d’avoir torturé et procédé à des exécutions sommaires.
Des Algériens affirmant avoir été torturés sous son commandement avaient témoigné lors des procès en diffamation intentés par le président du Front national aux journalistes auteurs de ces articles. Le tribunal correctionnel avait relaxé les auteurs, estimant que le délit de diffamation n’était pas constitué : selon les juges, M. Le Pen ne pouvait pas se prévaloir d’une atteinte à son honneur puisqu’il approuvait l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie.

Mais la cour d’appel avait infirmé ce jugement et estimé que l’honneur du président du Front national avait été atteint puisqu’il n’avait pas lui-même revendiqué le recours à la torture. Cet arrêt avait été confirmé par la Cour de cassation en 1989.

Mais un épisode plus récent a illustré le changement d’optique de la plus haute juridiction judiciaire française sur la question. Le 2 février 1992 sur TF1, en pleine controverse sur l’immigration et à quelques mois des élections législatives de 1993, Michel Rocard avait affirmé : « Il faut tout de même savoir qui est M. Le Pen, et s’en souvenir. En Algérie, il a torturé. »Poursuivi en diffamation par le leader d’extrême droite, l’ancien premier ministre, condamné en première instance, avait été relaxé en appel à Paris. Mais cette dernière décision qui reconnaissait la bonne foi de M. Rocard, avait été cassée, la Cour de cassation confirmant sa première jurisprudence Le Pen.

Au terme d’un second procès devant la cour d’appel de Rouen, Michel Rocard avait bénéficié d’une nouvelle relaxe. Et la Cour de cassation avait fini par s’incliner. Dans son arrêt du 24 novembre 2000, elle s’appuie sur le principe de la liberté d’expression protégée par la Convention européenne des droits de l’homme pour estimer que « la protection de la réputation d’un homme politique doit être conciliée avec la libre discussion de son aptitude à exercer les fonctions pour lesquelles il se présente au suffrage des électeurs ».

Relevant que M. Le Pen avait reconnu, dans une interview publiée dans Combat en 1962 : « Je le sais, je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire », la haute juridiction a jugé que M. Rocard « avait poursuivi un but légitime en portant cette information à la connaissance des téléspectateurs » et que sa bonne foi avait ainsi été caractérisée.

Le même type d’appréciation a conduit la Cour de cassation, plus récemment encore, le 19 juin 2001, à rejeter le pourvoi formé par M. Le Pen contre un arrêt de la cour d’appel de Paris rendu en juin 2000, qui avait confirmé la relaxe de l’historien Pierre Vidal-Naquet. Dans le second tome de ses Mémoires consacré à la période 1955-1998 et intitulé Le Trouble et la lumière (Le Seuil), le militant anticolonialiste évoquait « les activités tortionnaires de Jean-Marie Le Pen, député du Quartier latin ». Estimant que ces écrits s’appuyaient sur une « enquête sérieuse » attestée par de nombreux documents et témoignages, la cour d’appel s’est référée à la convention des Nations unies contre la torture pour juger que le mot « torture », « quelle que soit sa connotation, (…) correspond aux actes en cause ». Les magistrats en ont conclu que Pierre Vidal-Naquet pouvait bénéficier de l’excuse de bonne foi, jugement confirmé en cassation.

Devant les tribunaux, l’évocation de faits de torture commis pendant la guerre d’Algérie relève d’une procédure particulière en raison des lois d’amnistie. Celles-ci interdisent d’évoquer les faits eux-mêmes. Conséquence, l’auteur des propos ou des écrits poursuivis pour diffamation ne peut se défendre, comme c’est le cas habituellement, en apportant la preuve de leur véracité. Il lui faut convaincre les juges de sa bonne foi.

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La campagne du chef du FN réveille à Alger le souvenir de la torture

Rivés à leurs postes de télévision, les Algériens assistent, incrédules, au duel du second tour. En se souvenant avec douleur des actions de Jean-Marie Le Pen, lieutenant du 1er REP en 1957, décoré par le général Massu, et considéré comme « tortionnaire ».

Alger de notre envoyée spéciale, Florence Beaugé

Les Algériens seront rivés à leurs postes de télévision dimanche 5 mai au soir. Pour la deuxième fois en quinze jours, ils suivront en direct, sur les chaînes françaises, le résultat de l’élection présidentielle française. Et la tension sera encore plus forte qu’au soir du 21 avril. « Ce sont nos élections autant que les vôtres, et elles nous intéressent bien davantage que nos législatives du 30 mai prochain ! », disent nombre d’entre eux.

Le Pen à l’Elysée ? L’hypothèse, ici, ne paraît pas farfelue. « Vous vous êtes bien trompés au premier tour ! Pourquoi pas au second ? », remarquent certains. Dans ce pays qui n’a jamais connu d’élection présidentielle démocratique, il est difficile de croire au respect de l’expression de la volonté populaire, et tout paraît possible. C’est pourquoi à Bab el-Oued, Belcourt ou encore à Kouba, on s’interrogera jusqu’à la dernière minute sur le nom du vainqueur.

Ce qui préoccupe, dans ces quartiers démunis, ce n’est pas tant que la démocratie française puisse être mise en danger par une hypothétique victoire de Jean-Marie Le Pen. C’est plutôt la certitude qu' »on n’aura plus de visas ! ». La crainte est de voir tous les émigrés installés en France devoir rentrer au pays.

Pour leur part, les anciens combattants de la guerre d’indépendance examinent sous un autre angle la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection. Ils vivent les événements actuels comme un nouveau traumatisme : quarante-cinq ans plus tard, l’un des « tortionnaires d’Algériens » revient au premier plan, impuni, plus fort que jamais.

Par le biais des chaînes de télévision françaises, regardées par tous, Le Pen donne aux Algériens l’impression d’être à nouveau en chair et en os parmi eux, de parler à partir d’Alger, d’y rire, d’y bouger… libre de ses propos, de ses gestes, et bénéficiant de la respectabilité que lui donne le statut d’homme politique, auréolé de ses 17 % de voix du premier tour.

Si le séjour de Jean-Marie Le Pen dans l’Algérie en guerre a été bref – de janvier à fin mars 1957 -, le lieutenant du 1er régiment étranger de parachutistes (REP), attaché à la division Massu, a laissé dans l’ex-colonie française de terribles souvenirs.

Elu député poujadiste à l’âge de 28 ans, ayant voté l’envoi du contingent en Algérie décidé par le gouvernement de Guy Mollet, Jean-Marie Le Pen s’engage en 1956 pour six mois « par solidarité avec ces jeunes hommes », expliquera-t-il plus tard dans le livre La France est de retour. Il débarque en pleine bataille d’Alger, juste avant que le général Massu se voie déléguer, le 7 janvier 1957, par le gouverneur général Robert Lacoste, les pouvoirs de police dans le département d’Alger.

« MAINTIEN DE L’ORDRE »

Basé à la Villa des Roses (aujourd’hui rasée et remplacée par un jardin public sur les hauteurs d’El-Biar, face à la mer), Jean-Marie Le Pen est affecté à des tâches antiterroristes. Officiellement, il fait du renseignement. L’objectif est de mettre fin à la vague meurtrière d’attentats déclenchée en zone urbaine par le FLN. Il est apprécié de son supérieur direct, le capitaine Martin, qui certifiera par la suite que Le Pen n’a « jamais été chargé d’interrogatoires, que [son] comportement a toujours été très militaire et notamment très profondément respectueux d’autrui [et] manifeste de grandes qualités humaines dans tous ses actes ». Le lieutenant Le Pen quitte Alger le 31 mars 1957, après avoir été décoré de la croix de la valeur militaire par le général Massu.

Le souvenir qu’a laissé Jean-Marie Le Pen en Algérie ne correspond en rien au certificat de bonne conduite du capitaine Martin. Les Algériens qui ont eu à faire à lui, dans le cadre des opérations de « maintien de l’ordre », suivant la terminologie employée par les autorités françaises à l’époque, et qui acceptent de témoigner, gardent l’image d’un homme « extrêmement violent » et, par-dessus tout, d’un « tortionnaire ».

Tant d’années après, la plupart des survivants d’exactions croyaient avoir tourné la page. Aucun ne parle avec plaisir ou complaisance des supplices et des humiliations subies. Evoquer la tortures est pour chacune des victimes faire remonter à la surface une insupportable douleur. Si certains se sont résolus à cette souffrance ces jours-ci, c’est, disent-ils, « parce qu’il faut que les Français sachent qui est cet homme qui a la prétention de diriger leur pays ».