Lahouari Addi à propos de « Une vie debout », Mémoires de Mohamed Harbi

Une vie debout

Mémoires politiques, tome 1 : 1945-1962

Mohamed Harbi

Lahouari Addi, Le Quotidien d’Oran, 8 novembre 2001

Embrassant la période historique cruciale pour l’Algérie allant de la fin des années 1940 à l’Indépendance, les mémoires de Mohamed Harbi constituent un ouvrage qui va au-delà de l’autobiographie où il n’y a ni narcissisme ni autojustification chez cet intellectuel engagé dès son jeune âge dans la vie militante. Les mémoires sont un genre où, souvent, l’égo, démesuré, se désigne comme le centre de gravité des événements dont l’auteur est témoin. Avec Harbi, la vanité laisse place à l’humilité qui fait les grands hommes. Car il s’agit moins de l’auteur dans ces mémoires que de l’Algérie et des malheurs qu’elle a traversés et dont elle continue de payer le prix fort aujourd’hui avec le sang de ses enfants.

Ce que Harbi nous donne à lire est un d’abord un livre d’histoire où sont relatés des événements décisifs qui ont marqué l’évolution du mouvement de libération national, de la veille de l’insurrection de novembre 1954 à la crise de l’été 62. Le récit s’ouvre sur un tableau pittoresque et vivant de ce qu’était la société algérienne dans la région de Skikda, à travers une famille – les Harbi – dont l’auteur décrit les évolutions et les contradictions. D’emblée, le lecteur prend la mesure du poids du système colonial dans la trajectoire individuelle de chacun, soit sur le plan de la mobilité, plus géographique que sociale, soit sur le plan politique. Le jeune Harbi, alors collégien, est en désaccord avec son père en raison de son engagement précoce dans la politique. Mais constatant que son fils n’abandonne pas les études, le père se résigne à un choix auquel il n’a pu s’opposer. Responsable de la section du lycée qu’il fréquente, Harbi est déjà témoin des conflits au niveau central du mouvement national et qui ont des prolongements sur le plan local. Des conflits, il en connaîtra toute sa vie de militant. Il essaiera de s’en démarquer, ce qui paradoxalement l’affaiblit, car n’étant affilié à aucun clan, il sera vulnérable dans le climat de suspicion généralisé qui ne fera que s’accroître, au point « où tout, jusqu’à des conversations entre amis, pouvait s’inscrire en actes d’accusation » (p. 312).

La conflictualité structurelle pour le leadership Au-delà des faits rapportés qui nourrissent la réflexion sur la genèse du système politique algérien, ce livre pose une question cruciale : Pourquoi le nationalisme algérien suscite tant de conflictualité en son sein alors qu’il est censé réunir dans la communion les militants autour de l’attachement au pays ? Une question subsidiaire vient à l’esprit du lecteur : Pourquoi un intellectuel militant comme Harbi n’a pas été un chef national comme l’ont été Krim Belkacem, Abdelhafid Boussof, Houari Boumédiène. ? L’auteur ne répond pas à ces questions, mais il met le lecteur sur des pistes d’analyse du mouvement national sur les plans idéologique, culturel, politique, et même sociologique et psychologique, en s’attardant sur un événement majeur qui aura des conséquences sur l’évolution ultérieure du pays, la crise du PPA-MTLD. Celle-ci, opposant Messali Hadj aux centralistes fidèles à la direction du parti, contient en elle les contradictions qui minent à ce jour le système politique algérien. Ce qui était en jeu dans ce conflit, c’était le formidable potentiel de violence prêt à s’investir pour la libération du pays. Messali Hadj avait fait de ce potentiel un patrimoine privé dont il voulait disposer à sa guise. Il avait des atouts : il était le symbole de ce potentiel, il l’a incarné, mais en même temps, il se l’est approprié, confondant l’Algérie et son destin avec sa propre personne ; d’où le culte de la personnalité dont il était l’objet, en particulier de la part de militants intéressés de recevoir la légitimité par délégation des mains propres du leader ; cette même légitimité était revendiquée aussi par la direction du parti qui reprochait à son leader de court- circuiter les décisions prises en comité central, en mandatant personnellement des fidèles pour telle ou telle tâche sans en référer aux instances du parti. Le za’ïm (leader) refusait de se soumettre aux règles du parti qu’il présidait, préférant s’appuyer sur des fidélités personnelles reposant sur la mystique populiste et le respect sacré du chef qui dispensent ce dernier de rendre compte à la base. Le chef national gérait le potentiel de violence anti- colonial en le thésaurisant, cherchant à l’accroître pour voir sa propre puissance grandir, comme s’il craignait de le perdre s’il venait à se déclencher. A l’opposé, il y a le parti, représenté par ses cadres fonctionnant à la règle hiérarchique préfigurant la froide bureaucratie de l’administration d’Etat. La direction du parti n’était pas pressée, elle non plus, à appeler à l’action, préférant utiliser le potentiel de révolte comme menace dans la négociation avec l’administration coloniale pour n’avoir à jamais s’en servir tout en espérant obtenir quelques réformettes. Entre-temps, les clandestins, pourchassés par la police, s’impatientaient et étaient exaspérés par l’étalage public des désaccords. Ils décidèrent alors de passer à l’action un 1er. Novembre 1954. Si Messali et les centralistes ont été dépassés par les activistes de l’OS qui ont déclenché l’insurrection, c’est parce que ces derniers ne se sont pas contentés de revendiquer le potentiel de violence révolutionnaire, ils l’ont sollicité, ils l’ont utilisé, ils l’ont déclenché, d’où leur succès. Ils ont créé une situation irréversible où il fallait choisir : pour ou contre le FLN sans autre alternative possible. Trop orgueilleux pour se rallier à eux, le za’ïm, sans contact direct avec la réalité du terrain, entreprit des actions qui allaient mettre fin à son mythe. A partir de ce moment, le mouvement national va se militariser et sera peu à peu contrôlée par des militaires dont l’objectif est de constituer une armée classique qui formera l’ossature de l’Etat indépendant. Cela aura des conséquences qui marqueront irrémédiablement le système politique algérien plusieurs décennies après l’Indépendance. « Si on veut vraiment comprendre le devenir de l’Algérie, écrit Harbi, c’est à la formation d’une armée-Etat qu’il faut se référer » (p. 298). La militarisation croissante de la révolution ne va pas pour autant faire cesser les conflits entre dirigeants ; au contraire, elle va les exacerber culminant dans l’assassinat de Abbane Ramdane. La militarisation s’est faite au détriment des hommes politiques et des intellectuels, méprisés et soupçonnés de compromis avec la France coloniale, ce qui est un moyen commode de cacher l’inculture et la brutalité des moeurs devenues des valeurs distinctives de l’élite dirigeante. « A l’exception notable du colonel Lotfi, se souvient Harbi, les chefs militaires dénigraient, dans leur discours, les `politiques’, l’esprit critique, le libre arbitre et la théorie » (p. 264).

La fonction comme patrimoine privé Harbi trace des tableaux psychologiques de responsables nationaux dont le comportement est révélateur de la volonté de puissance à laquelle fait pendant la tendance à la soumission des subordonnés, celle-ci n’étant le plus souvent qu’une étape dans la vie d’un responsable pour atteindre celle-là. « …Les gens avaient intériorisé le principe d’obéissance et ne semblaient pas prêts à réagir contre le recours à l’arbitraire dans la conduite des affaires publiques » (p. 261). Le respect servile de la hiérarchie du clan clientéliste, l’obéissance aveugle aux ordres même quand ils contreviennent à l’esprit de la révolution, la mystique du chef… ont alimenté les conflits parce qu’ils ont constitué des ressources inépuisables, chacun se taillant un fief et organisant un réseau de fidèles, et cherchant à contrôler le maximum de forces mobilisables contre l’occupant colonial pour s’imposer comme dirigeant national. La logique du mouvement poussait les officiers à se tailler « des fiefs en s’appuyant sur des djounouds recrutés dans leur clan ou dans leur région » (p. 271). Au sommet, la compétition était féroce entre Krim Belkacem, d’un côté, et Bentobbal et Boussof de l’autre. Ils seront cependant tous les trois évincés par l’Etat-Major Général dirigé par le colonel Houari Boumédiène dont l’ascension fulgurante a révélé qu’il était un fin stratège et un manipulateur d’hommes hors pair. Sans avoir de passé dans le PPA-MTLD, sans être un maquisard de l’intérieur, il est arrivé à écarter Boussof, dont il a été l’adjoint, Krim Belkacem dont il a été le subordonné en sa qualité de ministre de la guerre, et enfin le GPRA dont il dépendait institutionnellement. Houari Boumédiène, qui a intronisé Ahmed BenBella en s’emparant du pouvoir en 1962, a été un chef politique redoutable à qui cependant il a manqué, pour être une homme d’Etat moderne, la culture de la citoyenneté qui fonde la communauté politique sur des valeurs de respect des individus. Cette faiblesse renvoie cependant à la société, et Harbi a vu juste en rappelant l’état de développement culturel et social de l’Algérie à majorité rurale. Sans justifier les erreurs et les violences commises par les responsables, il ne faut pas oublier, dit-il, que « la résistance, par son matériau rural, s’est faite avec un héritage intellectuel et culturel peu favorable à la modernité et la démocratie » (p. 297). Ce qui signifie aussi que l’élite dirigeante (Bouteflika, Chadli, Zeroual, Belaïd Abdeslam, Chérif Messaadia…) n’a pas la capacité intellectuelle pour mener le pays vers la construction de l’Etat de droit et vers le développement économique et social dont ils n’ont pas la moindre idée. Ce qui caractérise cette caste, pour qui la révolution a été un ascenseur social dont ils ont usé et abusé, c’est la soif insatiable du pouvoir. « Depuis l’élimination de Abbane, écrit Harbi, ces chefs se sont constitués en club fermé, selon des conceptions qui ne correspondent pas aux impératifs de la formation d’une nation ; et ils considéraient leur fonction comme partie intégrante de leur patrimoine personnel. J’ai ainsi entendu Bentobbal déclarer le 5 février 1961, lors d’une conférence aux cadres à Tunis : `celui qui veut le pouvoir n’a qu’à prendre le fusil pour nous l’enlever’ » (p. 359). Phrase prémonitoire qui ouvre le champ à la violence qui endeuille aujourd’hui tant de familles. Logique implacable qui a mené trente années plus tard, l’Etat à la faillite totale et à la rupture complète avec la population.

Le détournement de la cause nationale Finalement, Harbi nous invite à réfléchir sur les limites du nationalisme algérien exprimé par des hommes porteurs d’une culture politique de désespoir, faite de convictions nationalistes et de valeurs communautaires qui glorifient le groupe, défini selon les circonstances, et qui censurent l’individu soupçonné de mettre en danger l’unité de la communauté. C’est ainsi que la liberté d’expression est perçue comme une rébellion et la critique, fut-elle constructive, comme un dénigrement de responsables. Les déboires de Harbi avec l’Etat-Major Général qui l’a accusé de fractionnisme sont révélateurs de l’absence de confiance dans les militants qui ne font pas allégeance aux chefs et aux sous-chefs. Ali Menjli et Kaid Ahmed ont le mieux exprimé cette logique qui broie toute résistance à la mystique populiste incarnée par leur chef, Houari Boumédiène. Ils étaient prêts à tuer des Algériens en chair et en os pour sauver leur propre idée abstraite de l’Algérie à laquelle ils s’identifiaient. Exprimer un avis différent de celui de Kaid Ahmed, de Ali Menjli ou de Houari Boumédiène, c’était trahir l’Algérie et donc mériter la mort. Ces responsables se sont arrogés un pouvoir exorbitant sur leurs compatriotes sous prétexte qu’ils sont les seuls patriotes. Aucun Etat ne peut se construire sur une telle culture qui fait du chef le dépositaire exclusif du bien commun, soupçonnant tous les autres de porter atteinte au pays. Ce n’est pas la sincérité dans l’engagement de ces responsables qui est en cause ; mais un chef vit son engagement à partir de sa personne et donc de ses intérêts personnels, dont il croit inconsciemment qu’ils sont conformes aux intérêts du pays. Tous les responsables du mouvement national, de Messali Hadj à Houari Boumédiène, ont glissé du rôle de militant prêt à mourir pour la cause nationale à celui de propriétaire de celle-ci. C’est là que s’opère le premier détournement du bien commun, et qui trouvera son prolongement, dans l’Etat indépendant, dans la privatisation du pouvoir qui, par définition, est une institution publique. Ce qui manque le plus à l’élite issue de la révolution, c’est la culture et la conviction du caractère public de l’autorité, fondement indispensable à l’Etat de droit. La désignation de Bouteflika comme Président de la République après 20 ans de tourisme, le retour de Messaadia après 15 de vacances aux frais de l’Etat, attestent si besoin est, que pour cette caste, l’Etat algérien est leur bien immobilier dont il faut juste espérer qu’ils ne le vendront pas un jour pour aller s’installer en Suisse. Si le pouvoir n’est pas public, s’il n’est pas institutionnellement protégé contre l’arbitraire et l’abus, il ne peut y avoir de modernité politique, et donc de développement, dont il faut rappeler qu’il est intrinsèquement lié à dé-privatisation du pouvoir. La révolution algérienne contenait en elle-même une formidable force mécanique mais il lui a manqué les valeurs de respect de l’individu et de l’autorité publique pour déboucher sur un Etat de droit. Le livre de Harbi devrait être traduit en arabe pour être lu par le maximum d’Algériens dans les villes et villages à des fins de thérapie collective, ce qui aiderait probablement à sortir de la tragédie nationale qui a résulté des limites idéologiques de notre nationalisme. Par cet ouvrage, Harbi a fait une seconde contribution à son pays, en tant que militant et en tant qu’intellectuel engagé. Rien n’est encore perdu dans une société qui donne naissance à des militants comme Mohamed Harbi.

Lahouari Addi Professeur de sociologie Institut d’ Etudes Politiques Université Lumière, Lyon2