Gisèle Halimi : «La justice militaire a été utilisée comme un instrument de la domination coloniale»
GUERRE DALGERIE
Gisèle Halimi : «La justice militaire a été utilisée
comme un instrument de la domination coloniale»
Par Nadjia Bouzeghrane, El Watan, 27 juin 2001
Mes Gisèle Halimi et Michel Zaoui ont demandé le 8 juin dernier à la Garde des Sceaux la révision du procès dEl Halia (près de Skikda) en raison de «faits nouveaux» contenus dans le livre du général Aussaresses. Gisèle Halimi, qui était à lépoque lun des avocats des 44 inculpés, nous explique le sens de cette démarche.
Vous demandez la révision dun procès qui remonte à 1956. Pourquoi ? A quelles fins ?
La démarche par laquelle nous demandons à la ministre de la Justice de France dordonner la révision de ce procès est évidemment judiciaire, puisque cest notre droit qui nous permet de faire cette requête, mais elle est plus que cela. Le judiciaire va permettre de déboucher sur lhistoire et le pouvoir politique en France pendant la guerre dAlgérie. Cest important parce que ce nest pas nimporte quelle justice qui a été rendue pendant la guerre dAlgérie. Cest une justice dexception, une justice où tous les pouvoirs civils étaient remis aux militaires du fait des lois sur les pouvoirs spéciaux de 1956 qui démontrent bien que le pouvoir politique, à lépoque, sest défaussé de ses responsabilités sur larmée. Daprès les généraux tortionnaires, larmée a reçu comme instruction de rétablir lordre «par tous les moyens». Les militaires en ont déduit que, par tous les moyens, cela voulait dire utiliser la torture, déshumaniser les hommes, condamner à mort des innocents, comme dans le procès dEl Halia, et comme dans certains autres procès, les guillotiner. Je pense, par exemple, au procès de lassassin présumé du président de lassociation des maires dAlgérie, Amédée Froget, Badèche Ben Mohamedi, qui était innocent, et qui a été exécuté, et cest seulement après quon a pu lire dans le livre du général Aussaresses que celui qui avait tiré sur Amédée Froget était Ali La Pointe et non Badèche Mohamedi.
Cest dire les exactions qui ont marqué cette justice militaire. Cette justice militaire nétait pas indépendante du contexte de la répression dune colonisation quon voulait maintenir à tout prix. La justice était devenue un instrument de la domination coloniale et, selon moi, cétait le moyen paroxystique de la répression coloniale.
Avez-vous bon espoir que la Garde des Sceaux accède positivement à votre demande de révision du procès dEl Halia ?
La révision du procès dEl Halia attestera, je lespère, quon a condamné à mort et failli exécuter des innocents alors que les émeutiers de laffaire dEl Halia, le jour même, à la minute même, sur les lieux mêmes, avaient été, pour la plupart, abattus et quant aux survivants une soixantaine selon Aussaresses ils lui ont été amenés et, dit-il : «Il fallait les tuer, je les ai tués.»
La France sortait de la Seconde Guerre mondiale, avait vécu le nazisme, la Gestapo, la torture, et dix ans après, à cause de la lâcheté de lautorité politique, elle chargeait son armée, celle-là même qui avait gagné la guerre contre le nazisme, de ramener lordre à tout prix, cest-à-dire dutiliser les moyens de la barbarie nazie quelle avait combattue victorieusement. Il y a une réflexion à faire là-dessus, notre réflexion, cest quon ne peut pas simplement dénoncer les tortures et imputer cela aux militaires, les militaires ont été les exécutants dune politique, celle des pouvoirs spéciaux votés en 1956 par la droite et la gauche confondues.
La justice était rendue au nom du peuple français…
La justice française pouvait-elle être valablement rendue au nom du peuple français par des militaires qui, la veille, avaient «pacifié», comme ils disaient, le djebel, qui, le matin, prêtaient serment de juges et dans laprès-midi recommençaient à «pacifier» ? La justice a été utilisée sciemment par le pouvoir politique comme une pacification bis avec les mêmes moyens et labsence totale de garanties que notre droit, notre civilisation, notre histoire, notre passé attribuent aux accusés dans un procès.
Quel lien faites-vous entre la révision du procès et lhistoire ?
Je pense que lhistoire de la guerre dAlgérie, toujours du côté français, ne peut pas être écrite complètement si les dossiers ne sont pas rouverts. Il faut savoir que cette justice militaire était publique, le tribunal se déplaçait dans son entier dans les zones rurales cétait pour terroriser les populations tandis que nous, avocats, navions aucune pièce des dossiers, des peines de mort étaient prononcées mais nous navions pas les jugements.
Les dossiers étaient vides
Non, ils étaient pleins de pièces vraies ou fausses, truquées ou non mais nous ne les avions pas. En 1955, il ny avait ni ordinateur ni photocopieuse. Il fallait tout écrire à la main, on navait pas de copies de pièces. Avec Léo Matarasso qui a mené le procès dEl Halia avec moi, nous avons passé des nuits à recopier nos notes dans une buanderie parce que personne ne voulait nous recevoir dans les hôtels, en mangeant des cacahuètes et du pain puisque les bistrots de Philippeville avaient tout simplement dit quils nous empoisonneraient si nous insistions pour y manger. Nous étions les avocats des tueurs, nous avions capitalisé une haine que nous navions jamais rencontrée auparavant en Algérie. Bien sûr que nous avions nos notes, mais comment pouvions-nous nous en servir ? On nous disait que les procès-verbaux ne correspondaient pas à nos notes.Il faut que la justice ouvre ces dossiers car ils font partie de lhistoire de la guerre dAlgérie. Ce nest pas seulement un épisode judiciaire. Cette révision doit permettre de sortir de ce refoulement qui a fait le comportement de la France, refusant même dappeler la guerre la guerre. Je me souviens que lorsque je disais la guerre dAlgérie dans un procès, le président marrêtait : « Il n y a pas de guerre ici, il y a des événements !» Il y avait une volonté politique unanime de refouler la vérité sur cette guerre, de laf-fubler dautres étiquettes et surtout de lenterrer le plus profondément possible en utilisant les secrets défense, les archives quon ne consulte pas, ce dont se plaignent les historiens.
La législation française est telle quelle ne laisse aucune probabilité, sinon peu, à la poursuite de crimes de guerre aujourdhui, il y a les lois damnistie, la prescription
Pour la poursuite dans dautres procès, il y a effectivement des handicaps juridiques à cause de la prescription des crimes de guerre, du fait quil y a une jurisprudence restreignant dune manière très limitative les crimes contre lhumanité aux crimes liés à la guerre contre le nazisme, mais cest notre devoir de citoyens français et de juristes de poser le problème parce quune jurisprudence, par définition, est faite pour évoluer. Cest une jurisprudence qui a été faite à loc-casion de laffaire Boudarel (un responsable dun camp de prisonniers pendant la guerre du Vietnam auquel il était reproché des exactions contre ces prisonniers, ndlr) mais rien ne prouve que la cour de cassation dans ces affaires sur la guerre dAlgérie ne changerait pas de position en prenant autrement sa décision.
Dans notre démarche à nous, il ny a aucun aléa judiciaire, aucun handicap. Même dans la loi damnistie, article 9, il est dit explicitement que lamnistie ne peut préjudicier à la demande de révision. Reste quil faut que linitiative soit prise par la Garde des Sceaux, cest-à-dire à la fois par la magistrate qui est au sommet de notre appareil judiciaire, mais qui, en même temps, est tout de même un membre du gouvernement. Cest donc une décision qui est à la fois judiciaire et politique. Et jespère beaucoup quelle sera prise. Il n y a rien en droit, aujourdhui, qui soppose à cela.
Quelles seraient ses répercussions ? Ses incidences ?
Je crois quelles seraient très importantes et, selon moi, bénéfiques pour écrire lhistoire. Nous, avocats, avons été au feu. Nous avons vécu cela. Jai été moi-même condamnée à mort par lOAS. Aussaresses raconte dans son livre quil voulait mabattre, quil n’avait pas réussi. Notre devoir de citoyens à légard des générations actuelles et futures est dexpliquer en son entier ce qua été la colonisation algérienne, depuis 1830 y compris dans les moyens qui ont été utilisés pour réprimer une guerre dindépendance, une guerre révolutionnaire. Notre devoir est un devoir de pédagogie citoyenne.
Et pourtant, des hommes et des femmes ont essayé de témoigner, leurs témoignages nont pas été pris en considération...
Non seulement on na pas été crus mais on a été poursuivis ; les journaux ont été interdits ; jétais lavocate de Claude Bourdet de France Observateur, il a été traîné par la justice devant le tribunal militaire pour avoir écrit son article «Algérie Gestapo». Nous étions aussi considérés comme des traîtres à la patrie. Cest ce que mavait dit Lacoste quand je lavais rencontré à Alger à ce moment-là. Nous étions des intellectuels qui trahissions notre patrie et qui soutenions une bande dassassins du FLN.
Et comment expliquez-vous que du côté algérien, ces événements aient peu de résonance ?
Du côté algérien, il y a une certaine réserve à légard de cette démarche, pour ne pas dire un mutisme. Pourquoi ? Cest aux Algériens dy répondre. Mon hypothèse, cest que les Algériens ne tiennent pas à rouvrir leurs propres archives, non pas seulement pour les exactions qui ont été commises aussi par le FLN, il y en a dans toute guerre révolutionnaire, mais pour des raisons, selon moi, intérieures.
Cest-à-dire
Cest-à-dire quil y a eu entre les différents courants de la résistance algérienne des liquidations internes, des exécutions sommaires. Il y a eu un jeu de pouvoir, un rapport de forces qui a évolué. Donc tout cela serait remis au jour si on ouvrait les archives complètement. Cest peut-être une des raisons qui expliquent le mutisme algérien. Je le regrette, dune certaine manière, parce que je pense que lAlgérie devrait soutenir cette démarche. Il serait bon quil y ait la même démarche du côté algérien, cest lhistoire de lAlgérie qui sécrit, comme nous, nous essayons que soit écrite complètement lhis-toire de la France. Lhistoire de lAlgérie nest pas du côté français seulement ou du côté algérien, elle est des deux côtés. Si lon veut compléter lécriture à la fois historique et politique de la guerre dAlgérie, il faut que les archives algériennes soient également ouvertes.