Abane, Ben Bella et les autres

Abane, Ben Bella et les autres

Soleïman Adel Guémar, La Tribune, 14 novembre 2002

Lorsque, durant l’été 1962, l’état-major général (EMG), fort de la bénédiction du MALG (Ministère de l’armement et des liaisons générales), l’ancêtre de la sécurité militaire, ordonna aux troupes de l’armée des frontières de marcher sur Alger, la première grande forfaiture contre l’Etat algérien, renaissant de ses cendres, venait d’être exécutée dans un bain de sang inaugurant une tradition de gestion autoritaire et clanique des affaires du pays et de la société.

Les recommandations du Congrès de la Soummam (1956), du reste durement malmenées pendant la guerre, furent définitivement enterrées par ce fait accompli. La primauté du militaire sur le politique, c’est-à-dire de l’armée sur le civil, est confirmée. Et ce n’est pas un Ahmed Ben Bella, utilisé, quelques temps, comme paravent civil à la tête de la coalition des putschistes qui changera quoique que se soit à la nature du régime successeur à la France coloniale.

Anéanti, le GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne), ne pourra donc jamais organiser les élections devant mettre l’Algérie sur les rails de la démocratie et permettre aux algériens d’être réellement maîtres de leur destin. L’emblème national flottera, mais la liberté et l’épanouissement de tout un peuple venaient d’être durablement confisqués.

D’aucuns auront tendance, aujourd’hui encore, à justifier allègrement cet état de fait par on ne sait quelle logique révolutionnaire exclusive, mais l’histoire reste implacable face à toutes les escroqueries.

« Le peuple algérien n’est pas prêt pour la démocratie ! », avaient alors décrété, sans ambages, les nouveaux maîtres d’Alger, en instaurant un système politique originellement biaisé, basé principalement sur un parti unique habillé, toute honte bue, de l’aura impérissable d’un FLN historique, sur une doctrine socialiste « spécifique » inventée pour la circonstance, sur un arabisme pompeux et sur un capitalisme d’Etat ravageur. Eléments ayant, fatalement, fait le lit des grands malheurs à venir.

Bien que le modèle de développement imposé ait été audacieux, il portera en lui les germes de son échec annoncé. Les limites objectives du pouvoir personnel (Ben Bella, Boumédienne, noyaux durs et autres cabinets noirs par la suite) et les dynamiques centripètes générées par une nomenklatura tiraillée par des aspirations contradictoires projetteront le pays vers des perspectives hostiles.

Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie démocratique et populaire, porté au pouvoir par la force des baïonnettes et déchu, trois ans après, par un coup d’état de palais dirigé par Boumédienne, aura quand même eu le temps d’inscrire son empreinte dans le cours de l’histoire mouvementée de l’Algérie indépendante. Le personnage, décrit comme étant mégalomane et incohérent par nombre d’observateurs et acteurs de l’histoire, vient d’ailleurs de monter récemment au créneau lors d’une émission sur la chaîne de télévision quatarie « El-Djazira », en osant accuser Abane Ramdane de trahison et en tirant à boulets rouges sur le Congrès de la Soummam qui, de l’avis de tous les spécialistes de la guerre de libération, a, non seulement, mis l’Algérie sur la voie irréversible de l’indépendance mais a aussi dessiné les contours du futur Etat algérien : Un Etat de droit. En gravant avec des lettres d’or la primauté du politique sur le militaire.

Voulant en découdre avec Abane Ramdane, l’un des principaux artisans du Congrès de la Soummam, quarante quatre ans après l’assassinat de ce dernier, Ahmed Ben Bella n’a rien trouvé de mieux que de lancer à la face des téléspectateurs de la chaîne « El-Djazira» des mensonges caractérisés du type : « L’épouse de Abane Ramdane est française ! ». A noter que dans l’esprit fiévreux de Ben Bella cela équivaut à une accusation, sinon à une condamnation. En vérité, l’ex épouse de feu Abane n’est pas française mais bel et bien algérienne.

Dans ce sens, nos aînés se rappellent sans doute des pressions machiavéliques exercées par Ben Bella-Président sur Djamila Bouhired et Jacques Vergès pour les contraindre au divorce. Une véritable affaire d’état qui avait, à l’époque, défrayé la chronique, à l’instar des fumeuses nationalisations des hammams. Mais le clou du règne de Ben Bella a été sa gestion répressive de la société. En trois ans de temps, la milice du commissaire Hamadache de triste mémoire, en liaison directe avec Ben Bella, a commis les pires exactions.

Il est vrai que certains ont tendance à croire que les algériens ont la mémoire courte, mais la dernière sortie de Ahmed Ben Bella sonne comme une grave insulte à la mémoire collective et aux symboles les plus nobles de la nation.

Propulsé au devant de la scène par le soin des services égyptiens et français, président populiste déchu par ses pairs, ami personnel de Mouâmar Kadhafi et de Saddam Husseïn, Ben Bella aurait mieux fait de se taire.

Après lui, dans les hautes sphères du pouvoir, on se gargarisera longtemps de patriotisme bon marché alors que , dans le plus grand secret, on permettait à la France de continuer à commettre ses essais bactériologiques et chimiques sur le territoire national, à Oued Namous, jusqu’à la fin des années 70 ! Au nom de quelle raison d’état ? On se le demande vainement encore aujourd’hui.

Par ailleurs, les pourfendeurs professionnels les plus acharnés du fameux « Hizb França »( le « Parti de la France ») parmi les décideurs, ne tarderont pas à acquérir demeures cossues, commerces et autres biens immobiliers à Paris, Bruxelles, Genève et ailleurs, tout en alimentant leurs comptes en banque au Crédit Lyonnais, à la BNP et autres établissements financiers étrangers avec l’argent de la rente pétrolière détournée et des commissions colossales perçues sur le dos d’un peuple aux abois. C’est que, pour besoin de sauce interne, il a toujours été permis à la voyoucratie du tiers-monde de faire usage d’envolées lyriques sur fond de démagogie et de diversion.

Les années et décennies passant, de socialisme spécifique en libéralisme de bazar, d’état d’exception en éternel état d’urgence, de fraude en fraude électorale, de fuite en fuite en avant, les algériens donnent l’impression d’être considérés comme un troupeau qu’on mène à l’abattoir, sans état d’âme.

Rêves partis en fumées, libertés très tôt mises entre parenthèses. Tableau noir, malgré les traditionnels discours d’autosatisfaction qui, comble de cynisme, se sont transformés, du jour au lendemain, en autant de litanies d’autoflagellation.

La perspective de l’instauration d’une hypothétique république islamiste (une sorte d’épouvantail à la substance et aux contours insondables) écartée, force est de constater le renforcement stratégique de l’ordre établi depuis le coup d’état de l’été 1962 avec le parachèvement d’un pluralisme de façade mis en place et articulé autour du couple FLN-RND.

Les différents groupes constitutifs de la caste dirigeante de ces quarante dernières années sont ainsi rassemblés par la grâce d’une réconciliation suprême entre « familles ». Et c’est avec un personnel discrédité, responsable de tant et tant de ratages que l’on voudrait faire croire aux algériens que leur avenir sera colorié en rose.Tout en s’acharnant à les culpabiliser et à les accuser de tous les échecs constatés, à chaque fois que l’on jugera cela nécessaire.

La gestion de la situation politique et sécuritaire pendant ces dernières années de folie meurtrière, la prolifération et le renforcement des réseaux mafieux liés à l’import-import, au trafic de drogue et autres, exacerbent les interrogations quant aux missions exactes dévolues à chaque centre de décision au sein de l’Etat et appellent des réponses en matière de compétences et de responsabilités.

Le terrorisme persistant des GIA et du GSPC n’arrange rien à l’affaire, malgré une concorde civile dont la forme et le fond ne cessent de susciter les polémiques les plus acharnées. Comment expliquer, d’autre part, les provocations singulièrement meurtrières en Kabylie et la dangereuse impasse dans laquelle on s’est fourvoyée ? Mais il est vrai qu’un Etat de droit se mérite et que la démocratie s’arrache.

L’Algérie sera-t-elle capable de reproduire, un jour, des hommes de la stature d’un Abane Ramdane ou d’un Larbi Ben M’hidi?

En attendant, quel crédit peuvent avoir des professions de foi, des promesses ou des élections ?