Bigeard veut «tourner la page» mais pas «à nimporte quelle condition»
En projetant de visiter lAlgérie
Bigeard veut «tourner la page» mais pas «à nimporte quelle condition»
Par Mohamed Khellaf, Le Jeune Indépendant, 9 avril 2002
Et si le général Marcel Bigeard, lofficier dont une interview à Algérie Actualité (1984) avait provoqué un tollé et suscité une vive émotion en Algérie, venait à Alger ? Qui plus est pour se recueillir sur la tombe de Larbi Ben Mhidi, lhomme quil avait arrêté le 23 février 1957 en pleine «Bataille dAlger» dans un appartement du boulevard Saint-Saëns (Mohamed V).
A chaud, cela peut prêter à sourire et ressembler tout au plus à une «information» fantaisiste destinée a meubler, le temps dune plaisanterie de mauvais goût, une rubrique limitée dans le temps, celle du «poisson davril». Et pourtant, cette indication, donnée à lindicatif par le Monde, na pas été démentie une dizaine de jours après sa publication, y compris par Mme Drifa Hassani, lune des trois surs du martyr. Lancien chef du 3e Régiment de parachutistes coloniaux (RPC) caresse le rêve de faire un voyage à Alger. Histoire de … déposer une gerbe de fleurs au Sanctuaire des martyrs et faire, du coup, un premier acte de «réconciliation» [avec lAlgérie]. Il ne le dit pas dans le livre qui sort la semaine prochaine1, mais en fait part à Florence Beaugé, la journaliste du Monde, auteur, le 20 juin 2000, dun article en «une» émaillé de révélations sur les tortures subies par Mme Ighilahriz à Alger.
Déposer une gerbe de fleurs au Sanctuaire des martyrs
Lidée dun tel déplacement a germé, voici une année, à la faveur dun échange de «correspondances» entre le général et Mme Hassani. Un échange ponctué par une rencontre, le 19 décembre 2001 à Paris, entre le général et Mme Drifa Hassani, accompagnée pour la circonstance de son mari, M. Abdelkrim Hassani, ancien officier du Ministère de larmement et des liaisons générales (MALG). Ce rendez-vous a été organisé à linitiative dun Marseillais, Jean-Pierre Pascuito, en contact avec les Hassani depuis 1997. Ces «heures de discussions entre anciens adversaires uvrant pour une réconciliation devront faire évoluer les idées», écrit Bigeard dans son livre. «Mes convictions vont vers ce rapprochement» qui, cependant, «ne doit pas se faire dans nimporte quelle condition», mais «dans le respect des points de vue de chacun». «Dialoguer avec la famille Ben Mhidi, cest déjà contribuer à resserrer les liens», à «remettre la machine en marche». «Envers lAlgérie, ma démarche est celle de la réconciliation […]. Quand je parle de lAlgérie, cest toujours dans le sens dune réconciliation. Bien sûr, officiellement, nous faisons du commerce ensemble, nous avons des échanges culturels, les émissions de nos chaînes de télévision sont suivies de lautre côté de la Méditerranée […], cest dire si les destins de nos deux pays sont liés jusque dans la vie de tous les foyers. Mais notre histoire commune a créé des douleurs terribles dans les deux camps […] Lhistoire avance à grands pas et il faut savoir regarder en arrière, pour mieux aller de lavant. Quand je me réfère au passé, cest pour mieux aborder lavenir […] il est temps de tourner la page».
Rapprocher les anciens adversaires
Pour Marcel Bigeard, le «grand mérite» du couple Hassani, «cest dêtre de ceux qui cherchent à rapprocher les anciens adversaires».
«Cest vrai que si lon veut aller vers un rapprochement, ce sera avec des gens de bonne volonté, de part et dautre. Mes deux interlocuteurs parlent en toute franchise, me disent des choses douloureuses, directes. Je ne suis pas sûr que ce soit en réactivant les plaies du passé que nous pourrons aboutir […] ma contribution à cette réconciliation est déjà davoir participé à cette rencontre […] il était temps de se reparler». Pour le moment, le projet de voyage de Bigeard à Alger na rien de concret. Tout au plus, précise le Monde, il suscite «de très près» lintérêt de Paris-Match qui multiplie ces dernières semaines les sujets sur la Guerre dAlgérie et les éditions du Rocher. Sans confirmer ni infirmer le principe du projet et sans émettre une hypothèse de date, Bigeard nen indique pas moins que les choses évoluent. «Je nai rien sollicité, a-t-il précisé au Monde. Tout cela mûrit. Mon éditeur soccupe des démarches, le directeur de Paris-Match a téléphoné à lambassade dAlgérie». Son souhait est de contribuer (sic) au «rapprochement franco-algérien» au moment où tant de gens «remuent la merde».
Dans deux chapitres entiers – «Ben MHidi 1957» et «Ben Mhidi 2001» -, Bigeard sattache, en puisant dans ses «archives personnelles», dans des «notes» ou dans des «témoignages» de militaires dont le colonel Godard (autre «acteur» en verve pendant la Bataille dAlger), à évacuer toute responsabilité personnelle dans la liquidation de lun des neuf historiques de la Révolution algérienne. Lépisode de larrestation sétant déroulé au moyen dune action clandestine dans un contexte de pouvoirs spéciaux, il est difficile de succomber facilement à lexposé des faits du chef du 3e RPC.
Faire bonne conscience ?
Bigeard a beau préciser avoir perdu toute trace de Ben Mhidi après sa récupération par létat-major, son rôle dans la disparition dun des chefs les plus remarquables de la Révolution nest pas pour autant complètement écarté. Après tout, nest-il pas lauteur de larrestation, prélude à lexécution sommaire, horriblement décrite, en novembre 2000, par le général Paul Aussaresses dans son livre Services spéciaux (Paris, Perrin). Dans son livre, qui semble, par certains endroits, comme une réaction aux accusations – largement médiatisées par les titres les plus prisés de la presse française – de Louisa Ighilahriz, Marcel Bigeard ne tarit pas déloges sur un homme dont la neutralisation avait été érigée au rang de priorité par les parachutistes lors de leur arrivée à lautomne 1956 à Alger. Est-ce une manière de se faire bonne conscience ? Est-ce un subterfuge pour effacer, une fois pour toutes, à coup de superlatifs, les soupçons qui ont toujours pesé sur son rôle dans la liquidation de lorganisateur de la grève des huit jours ? Difficile dy répondre. Ben Mhidi, écrit Bigeard, en rappelant son sentiment de lépoque, «est lâme de la résistance» du peuple algérien. «Il ne vit que pour lindépendance de son pays […]. Jai en face de moi un véritable fauve», un homme qui «a du charisme, une détermination à toute épreuve». «Il est illuminé par sa mission […]. Sa logique implacable (NDLR : celle de lIndépendance) le met à labri de la peur […] quand on aborde le problème de la mort, il dit ne pas la craindre». Il est «impressionnant de calme, de sérénité et de conviction». «Droit, sincère, épris didéal jusquà être un illuminé […], cest un visionnaire, un homme de valeur, dune grande dimension. Avec mes hommes, on se dit même que cest un seigneur».
Une visite inattendue
Ces morceaux choisis du livre, ajoutés à des propos de presse («quand on se bat contre un ennemi de valeur, il naît souvent une camaraderie bien plus forte quavec les cons qui nous entourent»), vont, selon toute vraisemblance, étonner bien du monde dans les semaines à venir. Florence Beaugé ironise sur les propos dun militaire qui, au moment des opérations, navait jamais caché ses méthodes dures, et qui est «aujourdhui devenu sentimental».
«Inattendu» selon le propre qualificatif du Monde, le projet de voyage de Bigeard lest sans lombre dun doute. Dabord parce quil concerne un militaire qui navait guère fait léconomie de moyens, surtout les plus prohibés au regard du droit de guerre, pour lutter contre la Révolution algérienne. Avec lobjectif clairement revendiqué et cyniquement avoué à longueur de points de presse et dengagements devant ses supérieurs de faire avorter ce «complot communiste» (NDLR : la Révolution de Novembre) et dassurer la pérennité de lAlgérie française. Projet «inattendu» aussi parce quil émane dun homme qui, dans leffervescence née des révélations dIghilahriz, des aveux poignants dAussaresses et les regrets tardifs de Massu, rétorquait à qui voulait bien lentendre quil était hors de question de se repentir. Même à quarante ans de distance. A ses yeux, il ny a pas matière à repentance. Selon lui, de 1954 à 1962, larmée française, quelles quen fussent les pratiques, navait fait quassumer sa «mission». «A entendre Bigeard» commenter les motivations de son projet de voyage à Alger, on a limpression quil veut le faire comme si de rien nétait. Comme si – pour ne prendre que quelques séquences du conflit – Ben MHidi navait pas été exécuté sans autre forme de procès. Et comme si Alger, soumise, des mois durant, à la terreur du 11e RPC et à toute une panoplie de sévices dont un usage systématique et «institutionnel» de la torture, navait pas perdu des centaines et des centaines de ses enfants. M. K.
(1) Marcel Bigeard, Crier ma vérité, Editions du Rocher, 262 p., 19,50 euros
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«Que la France quitte lAlgérie et tout sarrangera»
«Je vous fais enlever vos menottes et vos liens aux chevilles, si vous me donnez votre parole dhonneur de ne pas chercher à vous enfuir», propose Bigeard. Et Ben Mhidi dopposer, sans réfléchir un seul instant, une fin de non-recevoir. «Nen faites rien, dit-il. Si vous me détachez, je sauterai par la fenêtre pour aller reprendre le combat».
Toute la personnalité du membre du CCE, cité par lancien général dans son livre, réside dans cette réplique instantanée. Pas de place pour le moindre compromis, mais lillustration résumée en quelques mots dun attachement sans faille à un idéal : lindépendance de lAlgérie. Le terrorisme urbain ? «Cest vous qui en êtes responsables», rétorque Ben Mhidi, au moment de son arrestation. «Il est temps que la minorité européenne reconnaisse notre droit à la liberté. Que la France quitte lAlgérie et tout cela sarrêtera». Les attentats en ville ? «Une bombe vaut mieux que cent discours (…) la lutte armée nest pas une fin ; cest simplement un moyen de parvenir à nos buts». M. K.
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La douleur de Louisa donne des cauchemars au général
Louisa Ighilahriz, parce quelle figure en bonne place dans le carnet dadresses de Florence Beaugé, a été la première – excepté Drifa Hassani – à réagir à lidée dun voyage de Bigeard à Alger. Et la première à sy opposer sans ambages avant même davoir pris connaissance des attaques en règle dont elle est lobjet dans le dernier livre de lancien patron du 3e RPC.
Bigeard laccuse dêtre à lorigine, par ses témoignages, dune «véritable cabale» lancée contre lui avec le concours du Monde, de lHumanité et des communistes qui «lont invitée à la fête de lHuma, puis lont promenée sur la scène médiatique sous le prétexte de nous donner mauvaise conscience». Bigeard voit dans les révélations de Louisa une «grossière manuvre» visant à ternir limage et le moral de larmée française, une «machination».
La journaliste du Monde, qui a appris à bien connaître la militante depuis leur rencontre courant 2000, a pris toute la mesure de son opposition déterminée à toute idée de voyage de Bigeard en Algérie. Louisette «sétrangle à lidée que Bigeard puisse se recueillir devant le monument des martyrs algériens», témoigne Beaugé. Depuis quelle a pris connaissance de linformation, la militante «nen dort plus». «Sommes-nous tombés sur la tête pour envisager une pareille chose ?», sinterroge la suppliciée du capitaine Grazianni, lun des collaborateurs de Bigeard et de Massu. «Je suis sans haine. Si Massu venait en Algérie, cela ne me choquerait pas, car il a regretté publiquement davoir utilisé la torture. Mais Bigeard, lui, a toujours tout nié, et a même qualifié mon récit de «tissu de mensonges». Cest cela que je ne peux pas lui pardonner». M. K.